Le visage de Louise était voilé, comme celui des mères ou des épouses angoissées.
Elle se tourna vers lui, écarta les mains. Elle avait les yeux mouillés.
— On dirait qu’il est mort.
Albert et Louise traversèrent le hall du Lutetia d’un pas qu’ils espéraient normal. Rien de plus voyant. Le liftier fit semblant de ne pas remarquer leur nervosité, il était jeune, mais déjà très professionnel.
Ils trouvèrent Édouard par terre, le dos appuyé contre son lit, les jambes allongées. Très mal en point, mais pas mort. Louise réagit avec son sang-froid habituel. La chambre empestait le vomi, elle ouvrit une à une toutes les fenêtres et fabriqua des serpillières avec tout ce qu’elle trouva de serviettes dans la salle de bains.
Albert se mit à genoux et se pencha vers son ami.
— Eh ben alors, mon vieux ? Ça va pas ?
Édouard dodelinait de la tête, ouvrait et fermait les yeux spasmodiquement. Il ne portait pas de masque, la béance de son visage exhalait une odeur putride si intense qu’elle contraignit Albert à reculer. Il prit une longue inspiration puis saisit son camarade sous les aisselles et parvint à le coucher sur le lit. Un type qui n’a pas de bouche, pas de mâchoires, rien qu’un trou et les dents du haut, vous ne savez pas comment faire pour lui tapoter les joues. Albert obligea Édouard à ouvrir les yeux.
— Tu m’entends ? répétait-il. Dis, tu m’entends ?
Et comme il n’obtenait aucune réaction, il passa directement à la manière forte. Il se leva, fila à la salle de bains et remplit un grand verre d’eau.
Lorsqu’il se retourna pour revenir à la chambre, il fut tellement surpris qu’il lâcha le verre et, pris d’un malaise, dut s’asseoir par terre.
Accroché au dos de la porte comme une robe de chambre à une patère, un masque.
Un visage d’homme. Celui d’Édouard Péricourt. Le vrai Édouard. Celui d’avant, parfaitement reproduit ! Il ne manquait que les yeux.
Albert perdit la conscience de l’endroit où il se trouvait, il était dans la tranchée, à quelques pas des marches en bois, harnaché pour l’attaque, tous les autres gars sont là, devant et derrière lui, tendus comme des arcs, prêts à bondir vers la cote 113. Là-bas, le lieutenant Pradelle surveille les lignes ennemies à la jumelle. Devant lui, il y a Berry et, devant Berry, ce type qu’il n’a jamais beaucoup fréquenté, qui se retourne, Péricourt qui lui sourit, un sourire lumineux. Albert lui trouve l’air d’un môme qui va faire une connerie, il n’a même pas le temps de lui répondre, Péricourt s’est déjà retourné.
C’était exactement ce visage qu’il avait ce soir-là devant lui, moins le sourire. Albert en resta tétanisé, il ne l’avait jamais revu, forcément, sauf en rêve, et il était là, émergeant de la porte, comme si Édouard allait apparaître tout entier, tel un fantôme. La chaîne de toutes les images se déclencha, les deux soldats tués d’une balle dans le dos, l’attaque de la cote 113, le lieutenant Pradelle qui le tamponne brutalement à l’épaule, le trou d’obus, la marée de terre qui vient le recouvrir.
Albert hurla.
Louise apparut à la porte, affolée.
Il s’ébroua, fit couler de l’eau, s’en frotta le visage, remplit de nouveau le verre et, sans plus regarder le masque d’Édouard, repassa dans la chambre et alla le déverser entièrement, d’un seul coup, dans la gorge de son camarade, qui aussitôt se redressa sur ses coudes, se mit à tousser comme un damné, comme lui-même autrefois avait dû tousser en revenant à la vie.
Albert lui pencha le torse en avant pour le cas où il vomirait encore, mais non, la quinte de toux mit un long moment avant de s’éteindre. Édouard avait repris ses esprits, il était épuisé si l’on en jugeait par ses yeux cernés et l’abandon de tout son corps qui plongea de nouveau dans un état second. Albert écouta sa respiration qu’il trouva normale. Sans souci de la présence de Louise, il déshabilla son camarade et le coucha dans les draps. Le lit était si large qu’il put s’asseoir près de lui d’un côté sur un oreiller, Louise de l’autre côté.
Ils restèrent tous deux posés là, comme des serre-livres. Chacun tenait une main d’Édouard qui s’endormit avec un inquiétant bruit de gorge.
D’où ils étaient, Louise et Albert pouvaient voir, sur la grande table ronde au milieu de la pièce, la longue seringue fine, le citron coupé en deux et, sur une feuille, des résidus de poudre marron, comme de la terre, le briquet à amadou dont l’étoupe recourbée et nouée avait l’air d’une virgule sous un mot.
Au pied de la table, le garrot en caoutchouc.
Ils restèrent sans parler, perdus dans leurs pensées. Albert n’était pas très savant en la matière, mais le produit ressemblait fort à ce qu’on lui avait proposé naguère, lorsqu’il cherchait de la morphine. C’était l’étape d’après : l’héroïne. Pour se la procurer, Édouard n’avait même pas eu besoin d’intermédiaire…
Curieusement, Albert se demanda À quoi je sers, alors ? comme s’il regrettait de n’avoir pas eu, en plus de tout, cette affaire-là à gérer.
Depuis quand Édouard prenait-il de l’héroïne ? Albert se trouvait dans la situation de ces parents dépassés qui n’ont rien vu venir et se trouvent soudain devant le fait accompli, mais trop tard.
À trois jours du départ…
Qu’est-ce que cela changeait d’ailleurs, trois jours avant ou après ?
— Vous allez partir ?
Le petit esprit de Louise avait suivi le même trajet, elle avait posé la question d’une voix pensive et lointaine.
Albert répondit par un silence. C’était « oui ».
— Quand ? demanda-t-elle, toujours sans le regarder.
Albert ne répondit pas. Ça voulait dire « bientôt ».
Louise se tourna alors vers Édouard et, de son index tendu, elle fit ce qu’elle avait fait le premier jour : elle suivit rêveusement la plaie béante, les chairs boursouflées et rougeoyantes comme une muqueuse à ciel ouvert… Puis elle se leva, alla enfiler son manteau, revint vers le lit, du côté d’Albert cette fois, se pencha et l’embrassa sur la joue, longuement.
— Tu viendras me dire au revoir ?
De la tête Albert répondit « Oui, bien sûr ».
Ça voulait dire « non ».
Louise fit signe qu’elle comprenait.
Elle l’embrassa de nouveau et quitta la chambre.
Son absence provoqua un grand trou d’air, comme on en connaît en aéroplane, paraît-il.
38
C’était tellement exceptionnel que Mlle Raymond en resta suffoquée. Pour tout dire, depuis qu’elle travaillait pour le maire d’arrondissement, ça ne s’était même jamais vu. Trois fois qu’elle traversait la pièce sans qu’il la reluque, bon, ça encore…, mais trois fois qu’elle faisait le tour de son bureau sans qu’il fourre la main sous sa jupe, index dressé…
Depuis quelques jours, Labourdin n’était plus lui-même, regard vitreux, bouche pendante, Mlle Raymond aurait exécuté la danse des sept voiles, il ne s’en serait pas aperçu. Il avait le teint blanc, se déplaçait lourdement, comme un homme qui s’attend à une attaque cardiaque d’un instant à l’autre. Tant mieux, pensait-elle. Crève, charogne. La soudaine déliquescence de son patron était le premier réconfort qu’elle connaissait depuis son embauche. Une bénédiction.
Labourdin se leva, enfila lentement sa veste, prit son chapeau et sortit de son bureau sans un mot. Un pan de sa chemise ressortait par-dessus le pantalon, le genre de détail qui transforme n’importe quel homme en pouilleux. Dans sa démarche pesante, il y avait quelque chose du bovin qui part à l’abattoir.