Выбрать главу

L’aînée, Leah, organisa une tournée aux États-Unis devant des foules de plus en plus nombreuses. Plusieurs personnalités de l’époque commencèrent à relayer leurs croyances. Des centaines, puis des milliers de fans des sœurs Fox prétendirent arriver eux aussi à parler avec les morts. Ce fut l’époque de la grande mode des tables tournantes et du Ouija, cette planchette équipée d’un alphabet qui permet à l’esprit du mort d’épeler ses réponses. Et en 1852, on comptait 3 millions d’adeptes officiels de la cause spirite rien qu’aux États-Unis.

Comme une traînée de poudre, le phénomène s’étendit à l’Angleterre (relayé par Conan Doyle, le créateur de Sherlock Holmes), la France (avec le soutien de Victor Hugo et Alan Kardec, fondateur du spiritisme), la Russie (grâce à Raspoutine) et l’Amérique du Sud.

Les trois sœurs Fox étaient payées des fortunes pour chacune de leurs prestations. En 1852, Kate épousa en Angleterre un riche avocat qui réussit à la convaincre de se faire examiner par un expert anglais dont la spécialité était de mettre au jour les supercheries dans le domaine paranormal : William Crookes. Ce dernier, après avoir assisté à une séance, reconnut qu’il n’y avait pas la moindre possibilité de tricherie.

À la même époque, Margaret se maria à un explorateur qui, cinq ans plus tard, mourut lors de l’un de ses voyages et laissa sa veuve inconsolable. Celle-ci noya son chagrin dans l’alcool.

Quelques mois plus tard, le mari de Kate mourut à son tour, ce qui valut à sa veuve de sombrer elle aussi dans l’alcoolisme.

Les deux cadettes, devenues de vraies ivrognes, se disputèrent avec leur sœur aînée Leah qui gérait le mouvement spirite devenu à ce stade international. Afin de lui nuire, Kate et Margaret décidèrent de remonter sur scène à New York pour révéler la vérité : les claquements signifiant oui ou non, et censés émaner des esprits, étaient en réalité produits par les deux sœurs qui faisaient claquer leurs orteils dans leurs chaussures. Pour appuyer leurs dires, elles firent une démonstration devant un médecin et expliquèrent que Leah les avait forcées à s’exhiber en public dans le seul but de s’enrichir.

Les rationalistes jubilaient, mais le mouvement spirite avait pris trop d’ampleur pour que cet incident suffise à arrêter son essor, ses adeptes allant même jusqu’à avancer que ces aveux avaient été extorqués sous la menace. Kate et Margaret sombrèrent encore plus dans l’alcoolisme et la misère. Margaret tenta néanmoins de relancer sa carrière et remonta sur scène, se récusant à nouveau et affirmant qu’elle possédait de vrais pouvoirs. Mais le regain d’intérêt qu’elle suscita s’émoussa vite, et elle mourut dans le dénuement le plus total en 1893, à l’âge de 55 ans, quelques mois à peine après sa sœur Kate.

En 1904, onze ans après leur décès, des enfants qui jouaient dans la cave de la maison de Hydesville trouvèrent un squelette humain derrière un mur. L’histoire fit grand bruit et permit au mouvement spirite de connaître un nouveau souffle dans le monde.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

12.

Le premier client de Lucy est un homme distingué, vêtu d’un costume trois pièces impeccable. Il est accompagné d’un immense chien, un lévrier afghan. Les deux arrivants ont la même pilosité beige filasse, les même jambes fines et longues, les mêmes yeux brillants, la même dégaine. L’homme porte des chevalières à chaque doigt.

Il se laisse tomber dans un fauteuil comme s’il était épuisé.

– Je m’appelle William Clark. Je suis anglais, et j’ai acheté le château de Mérignac. Or celui-ci est hanté par un fantôme. Je perçois sa présence hostile en ma demeure. Surtout la nuit. Cela perturbe régulièrement mon sommeil, et à chaque fois je réveille ma femme. Notre couple commence à en être affecté. Même mon chien devient nerveux.

L’animal bâille.

– Vous êtes notre dernier recours.

Le client a énoncé l’objet de sa requête sur le même ton que s’il avait cherché à se débarrasser de rats ou de termites. Il précise :

– J’ai déjà fait appel au prêtre exorciste de l’évêché, mais cela n’a pas suffi. On m’a dit que vous étiez la meilleure dans ce genre de situation. Des amis m’ont raconté comment ils avaient bénéficié de vos services et la satisfaction qu’ils en avaient tirée. Il paraît que vous êtes la seule à savoir vraiment parler aux morts. Je vous en supplie, débarrassez-moi de cet importun.

Lucy hoche la tête et ferme les yeux. Elle utilise différents relais pour convoquer l’entité. Enfin apparaît un ectoplasme maigrichon aux allures un peu efféminées, vêtu d’un costume raffiné.

– C’est vous le fantôme du château ? lui demande Lucy.

– Baron de Mérignac, dix-septième du nom. Je suis l’heureux propriétaire du château, répond-il sur un ton sec.

– Le nouveau propriétaire veut que vous partiez. Il dit qu’il est chez lui sur ces terres.

– Quelle affirmation éhontée ! Cela fait au moins huit cents ans et dix-sept générations que ma famille habite ce château, qui se transmet de père en fils. C’est un pur hasard si le dernier rejeton, un bâtard qui plus est, s’est mis à jouer au poker et à dilapider le patrimoine dont il avait hérité. Il est hors de question qu’un étranger, qui n’appartient même pas à notre famille par alliance, me vole mon château. Dites-lui que c’est moi qui souhaite qu’il déguerpisse au plus tôt, et que sinon il va lui arriver des malheurs.

Gabriel remarque que Lucy a un tressaillement de la paupière gauche, tic qui semble signifier : « Je sens que ça ne va pas être une mince affaire. » Elle toussote dans sa main et lève les yeux vers son client :

– Bon… Monsieur Clark, comme vous me l’avez demandé, j’ai convoqué le fantôme qui hante vos terres. Il a accepté de me parler, et donc de vous parler. Il tient à rappeler qu’il est le baron de Mérignac et qu’il est chez lui dans ce château, puisqu’il appartient à sa famille depuis sept générations.

– Pas sept, mademoiselle, mais dix-sept. Vous pourriez faire un peu plus attention !

– Euh oui, pardon, dix-sept générations. Donc a priori il ne souhaite pas partir. Il semble en revanche désirer ardemment que ce soit vous qui quittiez les lieux.

– J’ai acheté ce château avec l’argent que j’ai gagné pendant des années de dur labeur dans la finance. J’ai tous les actes notariés. Il m’appartient de droit.

L’aristocrate translucide qui plane au-dessus de la scène hausse les épaules.

– Ce ne sont que de fines feuilles de papier recouvertes de taches d’encre. Moi je vous parle de blasons aux armes de la famille, d’Histoire, de drames ; vous n’avez aucune idée de tout ce qui s’est réellement passé dans ce château. Mon arrière-grand-mère est morte en couches sur le lit que cet imbécile veut transformer en bar à whisky. Mon grand-père a combattu les Allemands au fusil depuis la fenêtre du premier étage que ce nouveau propriétaire veut cimenter. Et je ne vous parle même pas du chêne centenaire qu’il veut scier pour construire une piscine à la place ! Cet homme est non seulement un voleur, mais un barbare qui n’a aucun respect pour le patrimoine de notre pays. Il est hors de question que je lui abandonne notre domaine. En plus, c’est un Anglais. Il mange du bœuf bouilli avec de la sauce à la menthe. Cela ne m’étonnerait pas que ce soit un descendant des charognes qui ont lâchement tiré leurs flèches sur les chevaliers français, dont mon plus lointain ancêtre faisait partie, durant la bataille d’Azincourt.