– Alors, il a compris qu’il doit me laisser tranquille ? insiste le client.
Lucy se penche et murmure, comme pour éviter d’être entendue par l’esprit de l’aristocrate :
– Le baron de Mérignac a répondu en gros que ce n’est pas parce que vous avez donné de l’argent à une agence que vous avez la moindre légitimité à occuper ce lieu.
– Mais c’est chez moi ! clame le vivant.
– Non, c’est chez moi.
– Ce fantôme doit partir !
– Alors là il peut toujours se brosser ! Jamais au grand jamais je ne partirai !
– Il dit qu’il ne le souhaite pas pour l’instant…, commente laconiquement Lucy.
Les chats encerclent le chien de l’Anglais. Ils ne cherchent pas à lui faire peur, simplement lui signaler leur présence en nombre. Le lévrier bâille d’une gueule aussi large que profonde afin d’exprimer le désintérêt que lui évoquent ces concurrents dérisoires qu’il pourrait balayer d’un coup de patte.
Lucy cherche ses mots, croisant et décroisant les doigts.
– À mon avis vous devriez négocier, monsieur Clark. Et d’abord, arrêtez de dire « le fantôme ». Les âmes errantes n’apprécient pas. Appelez-le « baron » ou « monsieur le baron ». Peut-être pourriez-vous vous partager le château ? Lui laisser une partie dans laquelle il a ses habitudes et garder le reste ? Je veux bien jouer les intermédiaires concernant ses directives pour les travaux du jardin, notamment une histoire d’abattage d’arbre centenaire qui a l’air de l’énerver.
– Il est hors de question que je négocie quoi que ce soit avec ce nuage de vapeurs toxiques. J’ai déjà négocié avec l’agence immobilière qui m’a vendu ce château trop cher. J’ai mis toutes mes économies dedans et je ne veux pas renoncer à une partie de ce bien pour la laisser à ce nuisible qui n’est même pas palpable !
Lucy étire sa bouche en une grimace contrite et se penche encore un peu plus en avant.
– Je vous en conjure, si vous ne voulez pas que la situation s’envenime, ne l’insultez pas.
– Il m’a traité de quoi, le rosbif ? De nuage de vapeurs ? De nuisible !? Il s’est vu, ce tas de viande avariée ?
Gabriel constate avec surprise qu’il existe un racisme anti-morts et aussi anti-vivants, mais il préfère rester en dehors de tout ça.
– Comprenez, monsieur Clark, que la revendication du baron de Mérignac, qui rappelle qu’il est là-bas chez lui, doit aussi être prise en compte.
– Mais il n’a aucun droit face à la justice ! Ce n’est rien d’autre qu’un squatteur !
– Vous voulez lui intenter un procès ? Le faire expulser par un huissier ou par la police ? demande Lucy, narquoise.
– Par vous. C’est vous ma police anti-fantômes. Il faut que vous nettoyiez mon château de ce gêneur.
– Mesurez vos propos, il vous entend. Comment vous faire comprendre… Les conquistadors espagnols, quand ils ont débarqué en Amérique en 1492, avaient eux aussi des papiers officiels leur donnant la propriété des terres où ils accostaient… Mais les Indiens étaient quand même là depuis plusieurs siècles.
– Je ne vois vraiment pas le rapport !
– Pour les conquistadors aussi il fallait nettoyer le pays des sauvages qui le hantaient. N’empêche que, du point de vue des Indiens, ils étaient des étrangers qui arrivaient pour les envahir et leur voler la terre sur laquelle ils étaient nés et où avaient toujours vécu leurs ancêtres. C’est juste une question de point de vue.
William Clark se renfrogne.
– J’y suis, j’y reste. Et puisque vous n’êtes pas capable de m’aider à faire partir ce fantôme, je vais allez consulter un médium un peu plus professionnel. J’ai d’autres noms, des gens moins réputés, certes, mais probablement plus efficaces.
– Vraiment, monsieur Clark, je ne saurais trop vous conseiller de choisir la diplomatie plutôt que l’acharnement, qui n’aboutira à rien. D’ailleurs, je ne suis pas sûre que vous soyez en mesure de gagner à ce petit jeu. Ce fantôme est vraiment chez lui, après tout. Il est sur son territoire, il connaît le terrain.
L’Anglais se lève, outré.
– Vous êtes de son côté, c’est ça ?
– Non, j’essaie de trouver la meilleure solution pour tout le monde.
– C’est un comble ! Je préfère ne pas perdre une seconde de plus ici !
L’homme se lève et le chien, surpris, se lève avec lui, le museau tourné vers la sortie.
– Vous me devez quand même 150 euros pour cette séance, lui indique Lucy.
– Je suis très déçu ! Et croyez bien que vous n’avez pas fini d’entendre parler de moi.
William Clark sort les billets et les jette par terre avec dédain.
Lucy s’adresse à l’âme errante.
– Je suis désolée, j’ai fait tout ce que j’ai pu.
– Désormais, je n’aurai plus le moindre scrupule à faire en sorte qu’il déguerpisse. Il y a vraiment des gens à qui on a envie de donner tout ce qu’ils n’ont pas eu dans leur enfance.
– Je ne comprends pas, à quoi faites-vous référence ?
– À des claques, par exemple.
– Ne soyez pas trop cruel, dit-elle. Ce n’est qu’un homme à l’esprit obtus.
– Je vais me contenter de le mettre face à ses propres contradictions.
Alors qu’elle s’apprête à repartir, l’âme errante du baron remarque l’âme errante de l’écrivain.
– Touriste ? demande-t-il.
– Heu… oui, en quelque sorte. Je suis décédé ce matin.
– Vraiment ? Alors préparez-vous à beaucoup de surprises.
– Je dois avouer que pour l’instant, je ne m’ennuie pas.
– Et pourquoi êtes-vous là ?
– Je veux savoir qui m’a tué.
Le baron lâche avec une moue ironique :
– Ça c’est bien une préoccupation de « nouveau-mort »…
Il fait une révérence puis, d’un geste désignant la médium, laisse entendre à Gabriel qu’il est entre de bonnes mains.
13.
Lucy enlève ses chaussures et s’effondre dans un fauteuil. Son portable se met à sonner mais elle ne décroche pas. Tandis que ses chats l’encerclent pour lui lécher les mains, Gabriel s’approche d’elle en tournoyant.
– Vous devez m’aider, mademoiselle Filipini.
– Vous n’allez pas me reprocher vous aussi de pas être assez « professionnelle », j’espère.
– Vous devez agir dans le monde matériel parce que vous seule en êtes capable.
– Comment ?
– En enquêtant sur mon meurtre.
– Je ne suis pas enquêtrice.
– Je ne peux rien faire sans vous. Je suis comme un poisson-pilote sans requin.
Elle regarde négligemment son téléphone, qui s’est remis à sonner, pour voir l’origine de l’appel et le repose.
– Finalement, vous vous comportez plutôt bien pour un nouveau-décédé. La plupart des gens s’apitoient sur leur sort et perdent d’un coup leur sens de l’humour. Vous, il vous en reste encore un peu.
Tandis qu’il cherche comment l’amadouer, il se souvient de la phrase qu’elle a prononcée : « Chacun est prisonnier de l’histoire qu’il se raconte sur lui-même. » Il comprend qu’il n’a fait preuve d’aucune compassion à son égard. Depuis le début, il l’utilise, mais il ne s’intéresse pas à elle. Exactement comme tous les clients qui viennent la voir et considèrent égoïstement que leur problème est le plus grave du monde.