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– Racontez-moi votre histoire, mademoiselle Filipini.

– Tiens, vous vous intéressez soudain à autre chose qu’à votre nombril ?

– Simple curiosité d’un esprit dont le parcours est terminé pour une personne dont le parcours commence à peine…

Lucy se rend dans sa chambre, d’où elle rapporte une poupée géante en tissu représentant un clown hilare. Elle la pose en position assise sur le fauteuil.

– Je vais utiliser cette poupée pour savoir où diriger mon regard, et vous, vous n’aurez qu’à placer vos yeux dans les siens pour capter mon regard. Cela rendra notre dialogue plus confortable, pour vous comme pour moi.

La jeune femme fixe alors le clown figé dans son rictus et Gabriel, enfin, a l’impression qu’elle le regarde quand elle lui parle.

– Vous voulez vraiment connaître mon histoire ?

Elle s’enveloppe dans un châle, laisse venir les chats à ses pieds et, tranquillement, commence le récit de sa vie.

14.

« Je suis née en Savoie. Mon père tenait un abattoir de volailles. Ma mère l’aidait à faire sa comptabilité, préparait les repas et tenait la maison. J’étais enfant unique.

À partir de l’âge de 8 ans, j’ai commencé à avoir des migraines à répétition. Je me recroquevillais sur moi-même, je devais rester immobile, enfermée dans l’obscurité, parfois deux jours de suite. Le moindre bruit, la moindre lueur me faisaient sursauter et provoquaient chez moi un terrible mal de crâne. J’entrais dans des phases d’hypersensibilité insupportables.

On m’a emmenée voir tous les médecins des alentours, j’ai testé tous les médicaments possibles et imaginables, mais il n’y avait aucun remède connu efficace, et mes absences répétées à l’école m’ont fait prendre du retard dans mes études. J’étais toujours la dernière de la classe et, dans le village, j’étais vue comme une sorte d’infirme, sans que les gens sachent vraiment quel était mon problème. On me parlait comme à une handicapée mentale.

Un jour, j’ai dit à mon père que je voulais quitter ce village où personne ne m’appréciait. Il m’a alors raconté l’histoire de la chèvre de M. Seguin. Je m’en souviens encore : “Blanquette disait qu’elle s’ennuyait et en avait assez de la ferme. Alors un soir elle s’échappa pour rejoindre la montagne, où elle rencontra un jeune chamois. Ils s’amusèrent pendant plusieurs heures. La nuit tomba et M. Seguin l’appela avec sa trompe, mais elle ne voulait pas se retrouver à nouveau dans l’espace exigu de son enclos, alors elle resta dans la montagne et fut attaquée par un loup. Elle se battit vaillamment toute la nuit et, au matin, épuisée, elle se laissa dévorer.” Mon père a conclu son récit en me disant de ne pas m’en faire pour mon avenir, que je pourrais reprendre la direction de l’entreprise familiale.

Cette fable m’a beaucoup marquée, mais je détestais l’abattoir à volailles, dont l’odeur ignoble imprégnait les vêtements et les cheveux. Alors je suis passée outre ma peur du loup, et dès que j’ai été majeure, je suis partie pour Paris. J’ai trouvé un premier emploi comme serveuse dans un petit restaurant végétarien et une chambre de bonne sous les toits près de la gare de l’Est, au septième étage sans ascenseur avec les toilettes sur le palier.

Le travail était épuisant, mais les clients, généralement des habitués, laissaient de bons pourboires. Un jour s’est présenté un très bel homme, distingué et élégamment vêtu, qui semblait un peu timide. Il était seul, et c’était la première fois qu’il venait dans un restaurant végétarien. Je l’ai initié à cette alimentation différente dans le cadre de laquelle on ne consomme pas de “cadavres”. Cette expression l’a fait rire, nous avons sympathisé et nous nous sommes revus en dehors de mes heures de service. Il travaillait dans la finance, une activité très lucrative mais qui lui posait parfois des problèmes éthiques car il doutait de la probité de son patron.

Il s’appelait Samy Daoudi. C’est moi qui ai pris l’initiative de lui prendre la main pour la première fois. Ensuite, nous avons échangé notre premier baiser. À l’époque, je n’avais que 18 ans et j’étais encore vierge. Nous nous sommes vus une dizaine de fois avant d’oser dormir ensemble. Et encore une dizaine de fois avant qu’il n’ose me proposer de faire l’amour. Ce fut un instant extraordinaire, j’avais l’impression qu’il réveillait mon corps engourdi en l’éclairant de l’intérieur. Sa timidité m’amusait beaucoup, il demandait constamment : “Cela ne vous dérange pas ?”, comme s’il avait tout le temps peur d’importuner les gens.

Ensuite, tout s’est déroulé comme dans un rêve. Samy m’offrait des fleurs chaque fois qu’on se voyait. Il était attentionné, prévenant, poli, respectueux. Il me répétait « Je t’aime » toute la journée. Il m’a présentée à ses quatre sœurs, avec lesquelles il vivait (sa mère et son père étaient décédés). Pour moi qui étais enfant unique, c’était comme si une nouvelle famille m’adoptait, et j’ai trouvé de vraies amies dans les sœurs de Samy. On s’amusait, on faisait la cuisine, on organisait des dimanches pyjama. Nous sommes partis en vacances tous les six, puis tous les deux. J’étais heureuse et très vite nous avons parlé de vivre ensemble chez lui. Il me tardait de quitter ma petite chambre de bonne. Il disait qu’il comptait m’épouser, qu’il voulait que nous ayons trois enfants, et qu’il ferait tout pour que je puisse arrêter de travailler au restaurant. Lui devait courber l’échine face à son terrible patron encore quelque temps, mais il avait pour projet, dès qu’il aurait réuni suffisamment d’argent, de monter sa propre entreprise de conseil en finance.

À ma connaissance, il n’avait qu’une blessure : l’absence de ses parents. Son père les avait abandonnés après sa naissance. Sa mère, Mounia, était morte alors qu’il avait 14 ans, et il ne s’en était jamais vraiment remis. Il me disait qu’il la revoyait toutes les nuits dans ses songes et qu’il espérait un jour arriver à lui parler, car il croyait aux esprits. Il m’assurait aussi que j’étais exactement le genre de femme qu’elle aurait été fière d’avoir pour belle-fille. Il me parlait tout le temps d’elle. Il disait qu’on aime en fonction de l’amour qu’on a eu dans son enfance, que chaque baiser est comme un jeton que l’on reçoit et que l’on peut utiliser, plus grand, pour jouer au poker de l’amour, et que plus on a de jetons, plus on a de chances de gagner. Lui, il avait reçu énormément d’amour de la part de sa mère, et donc il pouvait en donner en retour.

Un soir, Samy est arrivé avec un air particulièrement soucieux ; il parlait vite, m’a expliqué que son entreprise allait subir un contrôle fiscal qui risquait de les ruiner. Son patron lui avait demandé de dissimuler une valise remplie de documents compromettants. Comme il craignait une perquisition chez lui, il m’a demandé de cacher la valise chez moi. Les jours suivants, la tension est montée. Samy était nerveux, il me parlait de son abominable patron qui allait tous les faire plonger. Puis il a dû partir en voyage précipitamment. Je me rappelle encore la date, c’était un vendredi 13 avril. Il m’a juste dit qu’il y aurait une période où nous ne pourrions pas communiquer, mais qu’il me rappellerait dès son retour. En attendant je devais patienter. Et c’est ce que j’ai fait.

Trois jours plus tard, j’ai été réveillée à 8 heures du matin par des coups à ma porte. C’était la police. Ils se sont précipités à l’intérieur et ont commencé à fouiller jusqu’à ce qu’ils trouvent la valise, que j’avais cachée sous le lit. Ils ont forcé les serrures et découvert dedans des sachets de poudre blanche.