J’ai aussitôt été emmenée dans un fourgon et conduite au commissariat.
Toutes les preuves étaient contre moi, et nous vivions une période de forte répression de la drogue à la suite de la mort par overdose d’un célèbre chanteur de rock. J’ai donc écopé de la peine maximale : huit ans ferme.
“Avec votre air de sainte-nitouche, vous êtes encore plus pernicieuse que les autres, et c’est pourquoi votre sanction doit servir d’exemple”, a déclaré le juge. À l’annonce du verdict, mes parents se sont effondrés en larmes. Bien sûr, j’avais essayé de nombreuses fois de joindre Samy, mais j’étais toujours tombée sur son répondeur.
C’est là que j’ai eu ma première rechute de migraine, qui m’a valu de passer une soirée à l’hôpital. Une fois sortie de là, j’ai été enfermée à la prison pour femmes de Rennes. Au début, on me traitait avec respect car les autres détenues voyaient bien que j’étais différente. La seule chose qui m’inquiétait, c’était que le soir on entendait des hurlements au loin. Je ne savais pas si c’étaient des cris de rage, de folie ou de douleur, mais cela faisait courir mon imagination. En discutant avec les autres filles, j’ai appris que se trouvaient parmi mes compagnes de détention une cannibale, une femme qui avait congelé ses enfants mort-nés, et une veuve noire qui avait tué huit de ses maris avec de la mort-aux-rats. Je ne savais pas de qui il s’agissait car toutes, lorsqu’on leur demandait les raisons de leur détention, répondaient : “Trafic de drogue.” C’était le seul délit considéré comme “honorable”. J’ai pour ma part tenté de faire valoir que j’étais innocente, mais on m’a rétorqué que toutes les détenues ici étaient innocentes, car, je cite, “les vraies coupables ne se font jamais attraper”.
Plusieurs filles m’ont appris comment gagner de l’argent à l’atelier de jouets (je fabriquais précisément de grandes poupées de clowns comme celle-ci), comment trouver des bouchons d’oreilles pour ne plus entendre les cris la nuit, mais le conseil le plus important restait de faire du sport pour ne pas devenir folle. Ce qui n’empêchait malheureusement pas mes crises de migraine d’être de plus en plus douloureuses…
Comme les autres filles voyaient bien que j’avais de gros problèmes de santé, j’avais droit à des rations supplémentaires à la cantine, tandis que d’autres me prêtaient du shampooing, du maquillage et du vernis, qu’elles faisaient entrer clandestinement en corrompant les gardiennes. Une codétenue m’avait un jour mise en garde en me disant de veiller à ne pas être trop belle, car cela pouvait m’attirer des ennuis. J’ai d’abord cru à une blague, avant de comprendre que c’était un sage avertissement : d’autres filles s’étaient fait défigurer simplement pour avoir mis un peu trop de rouge à lèvres, ce qui avait créé des jalousies.
Toujours est-il que, progressivement, l’ambiance s’est détériorée, et une bande s’en est prise à moi. Elles se faisaient appeler “Les Hyènes” et leur devise était : “Là où il y a de la Hyène, il y a du plaisir”.
La chef des Hyènes, qui répondait au nom de Dolorès, était la plus grande, la plus musclée et la plus charismatique. Elle m’a expliqué que son nom signifiait “douleur” en espagnol et que ce n’était peut-être pas un hasard. J’ai été prise comme bouc émissaire par trois de ses comparses qui comptaient me faire passer l’envie de rester indépendante. Je me sentais comme la chèvre de M. Seguin au milieu d’un troupeau de louves. Traquée dans les couloirs, j’ai cherché un sanctuaire et j’en ai trouvé un dans la bibliothèque. Il n’y avait jamais personne là-bas en dehors d’une gardienne. Pour donner le change, j’ai saisi un ouvrage au hasard sur une étagère. C’était Nous les morts.
Moi qui ne m’étais jamais intéressée à la littérature et avais accumulé les mauvaises notes en cours de français, j’avais pour la première fois la sensation que lire était une question de survie. Je n’avais plus le choix, et sous le regard méfiant de la surveillante, je me suis mise à lire vraiment.
Alors que pour moi un livre était forcément ennuyeux, j’ai enfin réussi à franchir le cap des lettres, des mots et des phrases, et soudain est apparu dans ma tête un écran de cinéma sur lequel les personnages du roman se mirent à s’animer et à discuter. J’avais l’impression de basculer dans un monde parallèle. J’entendais les voix des personnages, le bruit du vent, les voitures, les coups de feu, l’orage ; je voyais les visages, je sentais les odeurs, bref tout ce qui était décrit dans votre récit. Si bien que, lorsque la surveillante est venue me signaler qu’il était tard et que la bibliothèque fermait, j’ai regardé la pendule et constaté que deux heures venaient de s’écouler. Deux heures de lecture en continu sans même que je m’en aperçoive ! Deux heures où j’ai vécu accrochée à vos personnages comme un naufragé s’agrippe à une planche !
Je ne voulais plus penser à rien d’autre qu’à votre histoire. J’ai donc demandé si je pouvais rapporter le livre dans ma cellule, et la gardienne a accepté, ravie que l’une d’entre nous lise. J’ai terminé la lecture de votre roman le soir même, en sautant le dîner.
J’ai adoré l’idée de départ de Nous les morts, cette équipe scientifique qui cherche à fabriquer un “nécrophone”, une machine pour communiquer avec les morts. Vos héros repèrent les infrasons émis par les âmes errantes et arrivent à parler avec les morts de la même manière qu’on tente de communiquer avec les dauphins ou les oiseaux. Plus exactement, ils parlent avec les morts de la manière dont, jadis, on voulait parler avec les extraterrestres.
J’ai appréhendé votre roman comme un récit d’anticipation, avec la certitude que cela allait se réaliser dans les années à venir. En fait, même si vous aviez mis le mot “roman” sur la couverture, il était évident pour moi que vous aviez, sans le savoir, découvert quelque chose de déterminant. Tout cela me semblait en phase avec mes propres intuitions. Si bien que, le lendemain, alors que Dolorès et ses hyènes m’encerclaient pour me brutaliser, j’ai pointé leur chef du doigt et lui ai déclaré :
“L’âme errante de ta sœur Francesca est là, et elle me dit qu’elle peut communiquer avec toi en m’utilisant comme médium.”
J’avais appris par une autre fille qu’elle avait perdu sa sœur suite à une guerre entre bandes rivales des cités. Pour le reste, j’avais reproduit mot à mot un dialogue de votre roman.
Ensuite je suis restée vague, j’ai expliqué que Francesca veillait sur elle, qu’elle l’aimait, qu’elle était fière d’elle. Bref, j’ai improvisé en gardant en tête une règle d’or : dire aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre et leur donner l’impression qu’ils ne sont pas seuls car, dans l’invisible, quelqu’un les protège. Tout le monde a envie d’entendre ça. Je n’ai donné aucune information précise, et… cela a fonctionné !
Dès lors, Dolorès m’a prise sous sa protection en échange d’un dialogue quotidien avec Francesca, ce qui m’a permis d’améliorer ma méthode de communication avec l’au-delà. J’ai commencé à jouer un peu la comédie : je fermais les yeux, grimaçais en faisant semblant d’entendre un esprit. J’ai compris que Dolorès détestait son père, se sentait victime d’une injustice de la vie, qu’elle méprisait les êtres faibles. Je me suis mise à adapter plus précisément mon discours, car je voyais bien que ses comparses restaient sceptiques et je craignais que l’une d’elles la fasse définitivement douter de mes talents de médium. Une fois assurée de la protection de ma pire ennemie, j’ai eu d’autres consultations avec d’autres détenues qui cherchaient à dialoguer avec les morts. J’ai compris que toutes ces filles avaient des envies simples : être complimentées, être écoutées, être rassurées sur leur avenir. Pour ne pas répéter à toutes les mêmes phrases, je construisais mon discours à partir de la manière dont la personne se tenait face à moi, jouait avec ses mains, souriait, se recoiffait. Puis j’ai tenté dans un deuxième temps de percevoir l’inconscient de cette personne. Au début, cela n’a pas fonctionné, et j’ai failli plusieurs fois être démasquée ou me contredire, mais j’ai toujours réussi à sauver les apparences.