Après avoir séduit Dolorès puis toutes les Hyènes, ma réputation s’est étendue aux filles des autres bandes. J’ai alors pris conscience que toutes avaient en commun d’avoir volé, blessé ou tué pour essayer de réaliser leurs rêves. Tout ce que j’avais à faire, c’était remettre un peu d’enchantement dans leur vie. Ma mission était simple : apaiser, offrir un peu de sérénité et aider à accepter le passé.
Plus je pratiquais mes séances de spiritisme et plus j’étais douée. Je réunissais le dimanche soir une vingtaine de filles pour faire tourner les tables. Après les détenues est venu le tour des gardiennes, avec toujours les mêmes histoires d’amour impossible, de sentiment d’être victime ou incomprise. Je tempérais leur colère, les rassurais, leur annonçais de “bonnes surprises à venir”, sans donner de date précise, improvisais des discours de soutien. Bref, je leur donnais enfin l’impression que quelqu’un les comprenait. Sans le savoir, j’apprenais un métier.
Et puis, un jour, une parole est arrivée directement dans ma tête comme si quelqu’un de l’extérieur me parlait : “Dis à Carolina qu’il faut qu’elle renonce à sa vengeance car c’est cela qui la rend malheureuse. Et, pour la faire renoncer, tu vas lui donner une information qu’elle n’a pas : sa mère est toujours vivante, elle habite à Annecy au 12, rue des Récollets, 3e étage, porte droite. Son numéro de téléphone est dans l’annuaire au nom de Bercail.”
L’adresse était si précise que c’était quitte ou double, car si je me trompais, je risquais de perdre tout crédit, mais par chance, la fille a appelé et est tombée sur sa mère qu’elle croyait morte. Ma réputation était définitivement établie et le dernier bastion de sceptiques céda pour venir me consulter.
J’ai encore reçu par la suite deux ou trois messages extérieurs précis, et donc des communications qui me faisaient prendre des risques, mais, chaque fois, les informations se révélèrent justes.
Un soir, la directrice de la prison me convoqua et m’expliqua que cela faisait des mois qu’elle n’arrivait pas à dormir, malgré tous les remèdes qu’elle avait essayés. J’ai remarqué beaucoup de croix, de statues d’anges et de signes de religion dans son bureau, et j’ai improvisé. Je lui ai dit qu’il fallait demander de l’aide aux anges. Un véritable dialogue s’est instauré, elle s’est détendue et a bien dormi la nuit qui suivit notre séance.
Pour me remercier, elle m’a permis de bénéficier d’une cellule individuelle de luxe qui était normalement réservée aux VIP. Tout le confort de l’extérieur était fourni : télévision, ordinateur, ainsi qu’une pièce à part pour mes “consultations”. Et au fur et à mesure que mes conditions de vie s’amélioraient, les migraines se sont faites plus rares.
Ainsi, j’ai compris, moi qui suis en effet un peu hypocondriaque, que le meilleur moyen d’avoir une bonne santé, c’est le bonheur. Le malheur, lui, attire la maladie ; c’est un peu comme les banques, qui ne prêtent qu’aux riches et refusent les crédits aux pauvres : une réalité injuste qui, comme une règle secrète, régit tous les destins.
On m’a aussi fourni un téléphone portable avec lequel j’ai tenté de contacter Samy, mais il restait injoignable. Et puis, un matin, lors d’une énième tentative, j’ai entendu : “Le numéro que vous demandez n’est pas attribué.” Ce message a provoqué une nouvelle crise de migraine.
À ma grande surprise, ce jour-là, toutes ces filles que j’avais toujours perçues comme des menaces se sont révélées être des soutiens. Comme si cette horde de femmes sauvages avait senti que l’une des leurs était blessée et qu’elles considéraient de leur devoir de me venir en aide. La prison entière, avec ses 878 détenues, était devenue ma vraie famille.
En plus du confort, j’ai pu profiter de multiples services de la part de cette communauté fermée de femmes : ménage, cuisine, massages, coiffure. Toutes étaient aux petits soins pour moi afin d’obtenir des séances de spiritisme. Je n’ai toutefois jamais abusé de mon pouvoir.
Je m’habituais en même temps à recevoir des messages de plus en plus précis venus de l’au-delà. En fait, la difficulté au début était d’entendre correctement, car les morts n’articulent pas forcément bien : ils marmonnent, ou murmurent, sans penser au confort de réception de la médium. Il m’est ainsi arrivé de confondre des mots aux sonorités proches, mais il est toujours difficile d’expliquer à un vivant que le mort qui communique avec lui ne se donne pas la peine de parler avec clarté.
Un jour, j’ai été contactée par une entité qui prétendait “faire partie de la Hiérarchie”. Il se nommait Dracon. C’est lui qui m’a expliqué le principe des deux administrations parallèles dans l’au-delà : une qui gère les âmes qui montent se faire réincarner et une qui s’occupe des âmes qui veulent rester sur Terre. Les deux administrations, selon Dracon, marchent de manière similaire avec des “fonctionnaires célestes” qui aident à gérer, filtrer, guider les âmes des humains. Et il m’a proposé de devenir une sorte d’ambassadrice de cette Hiérarchie sur Terre. Ce que j’ai accepté sans hésitation.
Il me demandait parfois de discuter avec une âme errante pour la convaincre de se réincarner. Pour ce faire, il me soumettait des propositions de fœtus devant naître au sein de familles aisées, ce qui m’aidait à argumenter auprès des morts pour qu’ils abandonnent leur ancienne individualité humaine.
Quand j’échouais, Dracon ne me faisait pas de reproches, et il me répétait que chacun garde son libre arbitre et que rien ne peut forcer les esprits à faire quoi que soit contre leur volonté. La peur de l’inconnu est puissante chez eux et l’envie d’évoluer souvent étouffée. Dracon me rappelait que ce que je leur demandais était quand même de renoncer à tout ce qui les définissait, pour être “autre chose, ailleurs, autrement”. Cela a constitué pour moi une grande leçon d’humilité : accepter le libre arbitre des esprits et ne pas les juger.
Je me suis donc appliquée à accomplir au mieux ma mission et, en retour, Dracon me donnait toutes les informations que je souhaitais pour avoir prise sur mes “clients” vivants. C’est aussi lui qui m’a appris à déparasiter.
Évidemment, j’ai essayé d’obtenir par Dracon des informations sur mon Samy, mais il ne m’a jamais répondu, ni pour me dire où il se trouvait ni même pour me signaler s’il était vivant ou mort. Il se contentait de dire que c’était en dehors de ses “attributions”.
Quoi qu’il en soit, ma coopération avec la Hiérarchie par l’entremise de Dracon marchait bien, presque trop bien.
Normalement, j’aurais dû bénéficier d’une remise de peine pour bonne conduite et ne passer que trois ans en prison (au nom de la politique de désengorgement des prisons surpeuplées), mais la directrice tenait trop à moi et à mes talents, qui l’aidaient toujours à dormir. Elle a donc préféré octroyer des réductions de peine à plusieurs criminelles multirécidivistes plutôt que de me laisser partir. Ce n’est que lorsqu’elle a eu épuisé tous les recours qu’elle a finalement consenti à me libérer par une belle matinée d’août.
Mon départ a été un déchirement pour toutes les filles de la prison. Pour l’occasion, elles m’ont organisé, avec l’accord de la direction, une grande fête dans les murs de la centrale. Certaines détenues ont alors annoncé qu’elles allaient se comporter de manière exemplaire pour sortir plus vite et me retrouver à l’extérieur. Plusieurs filles m’ont remis des cadeaux, des pulls qu’elles avaient tricotés elles-mêmes, des gâteaux, des bijoux confectionnés par leurs soins, des petits tableaux où elles m’avaient représentée en sainte. C’était un peu Noël. Gardiennes comme détenues m’ont embrassée les unes après les autres. C’est Dolorès qui m’a étreinte en dernier en me chuchotant à l’oreille : “Viens quand même nous voir de temps en temps, et si tu ne peux pas, passe-nous au moins un coup de fil, on a toutes besoin de toi, tu sais.”