Au moment où j’ai franchi la porte de la prison, beaucoup se sont mises à pleurer. J’avais le fol espoir que Samy serait là, à m’attendre dehors pour me faire une surprise, mais il n’y avait personne. Je suis allée dans le bistrot le plus proche et j’ai essayé de lui téléphoner, m’étant souvent demandé si le téléphone de la prison n’avait pas été spécialement trafiqué pour m’empêcher de contacter mon amoureux. J’ai de nouveau entendu : “Le numéro que vous demandez n’est pas attribué.”
Je suis retournée à son adresse, le 19, boulevard de Strasbourg, mais le concierge m’a appris que M. Daoudi n’était jamais revenu depuis ce fameux vendredi 13 avril, huit ans auparavant. Ses sœurs non plus d’ailleurs. Il n’avait même pas laissé d’adresse pour faire suivre le courrier. Je me suis dit que c’était sans doute lié à son patron véreux et je me suis sentie soulagée d’avoir été arrêtée à sa place.
À ma sortie de prison, on m’avait donné l’argent que j’avais gagné en travaillant à l’atelier de jouets, mais je savais qu’il me fallait vite retrouver un emploi. Le restaurant végétarien n’a pas voulu me reprendre : cela n’était pas bon pour leur image d’employer une ex-prisonnière. Dans tous les autres endroits où j’ai postulé, on m’a aussi fait comprendre que mon passé de détenue jouait en ma défaveur. Ce fut la même chose pour trouver un lieu de vie, tous les bailleurs réclamant un casier judiciaire vierge. Sans abri et sans travail, je ne voyais pas comment j’allais pouvoir m’en sortir. J’ai passé ma première nuit sous un pont et échappé de justesse à une agression de la part d’un groupe de clochards alcoolisés. Puis j’ai trouvé le lendemain un abri près de la gare de l’Est et, là encore, j’ai failli être détroussée par d’autres SDF. Des proxénètes m’ont alors offert de me “protéger”. Le troisième jour, il s’est mis à neiger ; j’avais froid et je commençais presque à regretter la prison : au moins là-bas j’avais un logement chauffé, des repas corrects, des amies, tandis que désormais, ma liberté m’exposait aux caprices de la météo et aux agressions en tous genres. J’ai donc envoyé un message à Dracon et décidé que le premier élément insolite que je verrais me donnerait la clé pour m’en sortir. C’est à cet instant précis que j’ai aperçu un prospectus sur un pare-brise. Dessus était inscrit, je me le rappellerai toujours :
PROFESSEUR MAMADOU M’BA.
GRAND MÉDIUM DIPLÔMÉ
DE L’UNIVERSITÉ DE DAKAR.
30 ANS D’EXPÉRIENCE. 100 % DE RÉUSSITE.
Vous souffrez de timidité, d’impuissance sexuelle, de surpoids ? Vous ne gagnez jamais aux jeux de hasard ? Vous voulez vous faire aimer comme l’enfant de sa mère ? Examen du sexe pour avoir de la force en amour. Mamadou M’Ba connaît des potions magiques. Protège contre les ennemis, contre la folie, contre les accidents de voiture, contre les mauvais esprits. Récupère les fiancées qui se sont enfuies avec d’autres hommes, les chiens et les chats égarés. Parle avec des proches disparus. Obtient des augmentations de salaire. Guérit le sida par téléphone. Répare les motos russes. Satisfait ou remboursé. Je prête serment sur l’honneur de ne pas trahir mes clients. Tarifs spéciaux pour les chômeurs, les étudiants, les syndicalistes, les veuves et les invalides de guerre.
Une fois que j’ai eu surmonté mes premières réserves, j’ai contacté ce professeur M’Ba si polyvalent, qui a accepté de me recevoir sur-le-champ. C’était un très vieux monsieur sénégalais aux cheveux crépus grisonnants, habillé en boubou orange, mauve et vert, dont le torse arborait des colliers dorés et des médailles militaires. Son visage était à moitié caché sous de grosses lunettes aussi épaisses que des culs de bouteille. Quand il souriait, on voyait ses dents en or.
Au lieu de lui demander de m’aider, je lui ai proposé mes services en lui expliquant mon “talent”. Il s’est tout de suite montré enthousiaste et m’a engagée comme assistante sans m’interroger ni sur mon casier judiciaire, ni sur mes diplômes, proposant même de m’héberger et de me nourrir.
J’ai appris par la suite qu’au moment de notre rencontre, il venait de se faire cambrioler par un de ses clients et que sa quasi-cécité ne lui permettait plus d’assurer sa propre sécurité. C’est pour cette raison que ma présence lui a paru non seulement agréable mais aussi indispensable. D’ailleurs, le client qui l’avait dévalisé est revenu ce jour-là avec deux acolytes pour terminer son pillage. Mais le revolver factice que j’ai alors brandi (prêté par Mamadou) a suffi à leur faire rebrousser chemin.
Il ne m’a pas fallu travailler longtemps avec ce marabout sénégalais pour constater qu’il n’en était qu’à ce que je nommais le “premier stade” : celui de la psychologie par l’observation et l’écoute. Il offrait à ses clients des amulettes avec un rouleau de papier où étaient inscrites des formules dans sa langue maternelle : “passion amoureuse”, “richesse”, “santé de fer”… Grâce à ces petites formules rassurantes, il obtenait des résultats qui satisfaisaient ses clients, souvent naïfs et superstitieux – un mélange d’effet placebo et de méthode Coué.
J’ai rapidement pris le relais pour ses clients les plus exigeants, et lui ai proposé d’organiser des séances de spiritisme qui ont très vite eu beaucoup de succès.
Mamadou me laissait 50 % des bénéfices pour le traitement des clients que je recevais individuellement et 100 % pour les séances collectives de spiritisme. C’était un homme très sympathique, et nous n’avions pas besoin de beaucoup parler pour nous comprendre. Nous étions convenus d’un code un peu particulier ; la même phrase, en fonction de nos intonations, revêtait mille significations différentes. Ainsi, sa formule “Vous ne trouvez pas qu’il fait froid dans ce pays ?” pouvait vouloir dire soit que le client était sinistre, soit qu’il faudrait penser à préparer le repas. Quant à la mienne : “Vous devriez mieux vous couvrir”, elle signifiait aussi bien “Fichez-le dehors très vite”, “Vous pouvez vous reposer, je m’occupe de tout”, ou “Je vais chercher de l’aide”.
Quand j’ai eu mis suffisamment d’argent de côté, j’ai remercié le vieux marabout et lui ai dit que je souhaitais désormais travailler à mon compte, non sans lui avoir au préalable trouvé une remplaçante qui, pensais-je, assurerait le boulot aussi bien que moi. Il n’a pas essayé de me retenir, a enlevé ses lunettes pour me serrer dans ses bras et, pour la première fois, j’ai pu voir que ses yeux étaient remplis de vers parasites, comme des bocaux transparents remplis de limaces. Je l’ai embrassé et remercié pour tout ce qu’il avait fait pour moi.
J’ai alors pu louer un appartement à mon nom, et j’ai diffusé des prospectus un peu partout, plus sobres que ceux de mon ancien mentor :
Lucy FILIPINI. Médium.
Ne reçoit que l’après-midi.
Au début, j’avais juste assez de clients pour payer mon loyer et m’acheter de quoi me nourrir. Puis Mamadou est venu me rendre visite et m’a dit que je lui devais de l’argent car ma remplaçante était “incompétente”.