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Après mon marabout, ça a été au tour du fisc de me tomber dessus : ils ne voyaient aucun inconvénient à la pratique de mon “art” tant que je versais la moitié de mes gains à l’État. J’ai bien sûr obtempéré sans rechigner. Puis une autre médium est venue me voir un jour. C’était une femme âgée, aux vêtements voyants et au maquillage très appuyé, telle que vous vous figuriez les gens de mon milieu, en somme. Elle m’a expliqué qu’il n’y avait de la place dans le quartier que pour une seule médium et qu’elle était là avant moi. Elle m’a menacée de faire appel à ses “serviteurs de l’invisible” pour me punir si je ne déguerpissais pas rapidement. Elle s’est même mise à vociférer : “Tu vas perdre tes cheveux, tu vas prendre du poids, tu auras mauvaise haleine, les hommes ne voudront plus t’embrasser, tu vas puer des pieds, tu seras prématurément ménopausée et tu ne pourras donc pas avoir d’enfants, et même quand tu feras une mayonnaise cela ne prendra pas.”

C’est ainsi que j’ai découvert les joies de la libre entreprise et de la concurrence… Mais, là encore, j’ai rencontré une main secourable : une de mes clientes, une petite vieille dame charmante et très élégante aux cheveux teints en gris bleuté, qui avait travaillé comme avocate d’affaires et était très fortunée. Elle n’avait pas d’héritier et venait d’apprendre qu’elle allait bientôt mourir. Alors, pour me remercier de lui avoir permis de parler à tous ses ex-maris, elle m’a couchée sur son testament.

La roue a recommencé à tourner : après les problèmes venaient les solutions. Ainsi, après des années de difficultés, j’ai reçu ce cadeau du ciel, ou de la Hiérarchie : l’héritage de la vieille dame comprenait un petit hôtel particulier dans le 16e arrondissement de Paris de 200 mètres carrés avec jardin, et 1 million d’euros. J’avais enfin un nid et la sécurité financière nécessaire pour faire le point. J’ai commencé par utiliser cet argent pour engager un détective privé afin qu’il retrouve Samy. Mais après plusieurs semaines d’enquête, tout ce qu’il a pu me révéler, c’était “que M. Daoudi n’avait jamais donné signe de vie depuis ce fameux vendredi 13 avril”. On ne retrouvait sa trace dans aucune administration ni aucun service juridique. Cette information déprimante m’a coûté cher, mais je restais convaincue au fond de moi qu’il était encore vivant.

Ensuite, le bouche-à-oreille m’a amené de plus en plus de clients, de plus en plus riches et célèbres. Je proposais une séance collective une fois par semaine durant laquelle quatre personnes se mettaient autour d’une table pour consulter à tour de rôle le défunt de leur choix. Et par la suite, ma politique de réduction volontaire de clientèle ne fit qu’accroître mon prestige.

Un jour, le ministre de l’Intérieur Valladier est venu me consulter. C’est rapidement devenu un ami. Je lui ai donc demandé d’enquêter sur Samy et, quelques jours plus tard, il m’a annoncé que, selon ses services, le dénommé Daoudi avait disparu non seulement de France mais de la surface de la Terre. Évaporé. Il en a conclu que l’homme d’affaires véreux pour qui il travaillait avait certainement donné l’ordre de le tuer et de faire disparaître son corps.

Aujourd’hui j’ai trouvé un équilibre. Je vis de ma médiumnité et j’en suis fière. Je n’ai qu’une peur, celle de mourir. Je me sens privilégiée d’avoir accès aux mondes immatériels et je suis bien dans le monde matériel. La seule chose qui manque pour que mon bonheur soit complet, c’est l’amour de ma vie : Samy Daoudi. »

15.

Durant tout le temps qu’a duré son récit, Lucy n’a pas quitté des yeux la poupée de clown qui ne s’est pas départie de son sourire hilare figé. Quelques secondes passent.

– C’est… vraiment une très belle vie, mademoiselle Filipini.

– Je ne peux pas comparer, je n’en ai pas connu d’autre. Ou, du moins, je ne me souviens plus des précédentes.

– Cela confirme cette théorie de la pronoïa que j’ai lue dans l’encyclopédie de mon grand-oncle Edmond.

– La pronoïa ? Jamais entendu cette expression…

– C’est l’exact contraire de la paranoïa. Au lieu de considérer que tout le monde vous en veut et tente de vous nuire, quand vous êtes pronoïaque, vous êtes persuadé que l’univers et les gens conspirent en secret pour vous rendre encore plus heureux.

Elle redresse la poupée qui glissait doucement sur le flanc.

– Votre frère pense justement que vous êtes, enfin que vous étiez, paranoïaque de manière maladive.

– Je ne peux pas lui donner complètement tort sur ce point. Mais être paranoïaque n’empêche pas d’avoir de vrais ennemis, tout comme être pessimiste n’empêche pas de connaître de vrais malheurs.

Votre réaction par rapport à votre mort est finalement un peu exagérée.

– Vous plaisantez, j’espère ?

– Je crois que vous souffrez d’une déformation due à votre métier d’écrivain qui fait que vous voyez du drame partout. Soyez pronoïaque à votre tour, et considérez qu’après tout, votre « fin » n’est pas si ratée que ça.

– Mais j’ai été victime d’un meurtre !

– Et alors ? Pensez à votre postérité. On se souvient mieux de John Lennon assassiné d’un coup de revolver dans une rue de Manhattan que de George Harrison mort d’un long cancer à l’hôpital. Marilyn Monroe, décédée à 36 ans, probablement empoisonnée par les services secrets de Kennedy, est davantage ancrée dans notre mémoire que votre Hedy Lamarr, qui a vécu jusqu’à 85 ans abîmée par la chirurgie esthétique par peur de vieillir, pour finir par mourir de maladie dans la misère et l’oubli.

– Ce que vous dites est ignoble !

– J’essaie de vous aider à voir le bon côté des choses.

– Il y a des sujets sur lesquels je préfère ne pas plaisanter ; ma mort, comme celle de Hedy Lamarr, en fait partie.

Lucy s’immobilise et ferme les yeux.

– Qu’est-ce qu’il se passe ? demande Gabriel.

– Ils me disent qu’ils ont une proposition à vous faire, monsieur Wells.

– Qui ça, « ILS » ?

– Ma Hiérarchie.

Elle fronce les sourcils tout en gardant les paupières closes.

– C’est une offre exceptionnelle à saisir.

Ses longs cils frémissent.

– Un fœtus est disponible dans une famille bourgeoise qui vit dans une villa tout confort avec vue sur la mer près de Nice. Vous recevrez de l’amour et une bonne éducation. Vous n’aurez aucun problème de santé congénital. Vous serez entouré de frères et sœurs qui feront d’excellents compagnons de jeu. Il y a même un chien à poil long.

– Hors de question que je me réincarne alors que je ne sais pas comment je suis mort ! À ma place, je suis sûr que vous réagiriez pareil.

À voir ses cils frémir encore, Gabriel comprend qu’elle reçoit un nouveau message.

– Dracon me dit que la Hiérarchie insiste. Apparemment, votre réincarnation imminente fait partie du Plan cosmique.

– C’est quoi encore ça, le « Plan cosmique » ?

– Le grand roman dont nous sommes tous les personnages.

– Et c’est quoi le sujet de ce grand roman ?

– Un jour, lors d’une discussion plus intime que d’ordinaire, Dracon me l’a vaguement expliqué. Je crois que ça a à voir avec l’évolution des consciences.

De nouveau, ses pupilles s’agitent sous la fine peau de ses paupières. Elle semble rêver.