– Il faut qu’on trouve chacun nos marques, moi dans l’invisible et vous dans le visible. En tout cas, félicitations pour cette première mission parfaitement accomplie ! Maintenant que vous avez une éprouvette remplie de mon sang, on va pouvoir continuer l’enquête. Mettez-la rapidement au réfrigérateur.
– Taisez-vous ou je jette l’éprouvette par la fenêtre ! lâche alors Lucy d’un ton grinçant.
– Vous m’en voulez ? Je sens comme un reproche dans votre intonation…
– Fermez-la ! Je ne veux plus vous entendre ! Plus jamais ! C’est compris ? Plus jamais je ne veux faire quoi que ce soit avec vous ! Rien ! Fini !
– Écoutez, quand j’étais petit et que je ronchonnais, mon grand-père racontait des blagues pour détendre l’atmosphère. J’en connais justement une bien bonne qui est parfaitement adaptée à la situation. Je peux vous la raconter si vous voulez.
– Non. Je me fous de vos blagues et de votre grand-père.
– Allez ! Je vous la raconte quand même, vous verrez, elle va vous faire rire.
– Ça m’étonnerait.
– Ça se passe dans un asile. Un zoophile, un sadique, un meurtrier, un nécrophile et un masochiste sont en train de discuter quand soudain passe un chat. Le zoophile fait une proposition : « Et si on l’attrapait pour que je lui fasse l’amour ? » « OK, répond le sadique, mais après je le torture. » « Une fois que tu l’auras torturé, moi je le tue », ajoute le meurtrier. « Et quand tu l’auras tué, moi je lui ferai à nouveau l’amour », renchérit le nécrophile. Tous se tournent alors vers le masochiste, qui n’a rien dit. Ils lui demandent : « Et toi, tu proposes quoi ? » Le masochiste répond alors : « Miaou. »
– C’est la pire blague que j’aie jamais entendue ! En plus je ne peux même pas supporter l’idée qu’on fasse du mal à un chat ! Sortez de ma voiture tout de suite ! Allez casser les pieds à une autre médium ! C’est un ordre ! Dehors ! Hors de ma vue ! Et surtout restez-y pour tout le restant de mon existence !
Gabriel franchit à regret le toit de la voiture. Il suit du regard la petite auto de Lucy qui fonce en zigzaguant au milieu des autres automobilistes, faisant fi des règles de sécurité pour rentrer chez elle au plus vite.
18.
Gabriel Wells plane au-dessus de Paris tel un oiseau.
Il songe que, maintenant qu’il est mort, il doit apprendre à organiser son temps différemment. Plus de petit déjeuner, plus de douche, plus de café au bistrot, plus de déjeuner avec un ami, mais l’avantage, c’est qu’il n’y a plus non plus de brossage de dents ni d’enfilage de pyjama avant de se glisser sous la couette.
À la place, il est en permanence propre, habillé de la même manière, frais et réveillé.
Il prend aussi conscience qu’être vivant, c’est subir la loi de la gravité et donc être collé au sol. Les humains sont des animaux lourds et rampants, mais lui désormais est léger et aérien. Il en profite donc pour s’initier au vol acrobatique : boucle, tonneau, vrille, renversement, virage sur le dos, chandelle, huit cubain. Il tente des tonneaux entre les buildings de La Défense. Et teste des piqués pour rejoindre le métro. Tout devient possible et cela l’amuse énormément, notamment lorsqu’il traverse les murs et surprend les gens dans leurs instants les plus intimes. Il se distrait ainsi pendant plusieurs heures, puis finit par se lasser.
Que peut-il bien faire de tout ce temps disponible ?
Il se rappelle alors que son frère veut l’incinérer et se décide à aller le voir, bien décidé à essayer d’influer sur ses rêves.
Arrivé devant l’immeuble où vit Thomas, il traverse la façade et vient se positionner au-dessus de son lit. Il constate que son frère a un sommeil très agité et, en l’observant attentivement, parvient à distinguer son aura, cette sorte de couche de vapeur lumineuse qui protège son enveloppe corporelle. Il remarque qu’à mesure que le sommeil de Thomas devient profond, sa respiration ralentit et ses yeux s’agitent sous ses paupières. Son aura change de couleur et s’affine au sommet de son crâne. Quand Thomas bascule dans le sommeil paradoxal, ses yeux s’agitent très vite et sa respiration devient de plus en plus lente, son corps immobile. La zone la plus fine de l’aura laisse apparaître un orifice.
Ah, un trou dans la couche d’ozone au niveau du pôle Nord ! se félicite Gabriel.
En effet, il peut maintenant passer un doigt dans ce trou, traverser les os du crâne de son frère et essayer de l’influencer. Pour ce faire, il s’approche du pavillon de son oreille et murmure :
– C’est moi, Gabriel. Je t’interdis d’incinérer mon corps.
Il répète cet ordre plusieurs fois. Thomas, après s’être considérablement agité, ouvre les yeux, se frotte les paupières comme pour effacer le souvenir de ce qu’il vient de se passer, sort de son lit, va uriner, boit un verre d’eau puis se recouche et se rendort.
– Souviens-toi : pas d’incinération, sinon tu feras des cauchemars toutes les nuits, reprend Gabriel.
Thomas s’agite à nouveau, donne des coups de pied dans son matelas en criant : « Non ! Non ! »
Gabriel, considérant qu’il a fait ce qu’il avait à faire, ressort dans le ciel parisien.
Il distingue au loin d’autres âmes errantes qui se promènent, dont la plupart continuent d’ailleurs de marcher au sol, probablement par simple habitude. Sans doute ont-elles, comme lui, goûté au plaisir de voler avant de se rendre compte qu’elles éprouvaient plus de satisfaction à marcher, s’asseoir, et à faire semblant d’avoir un comportement de vivant.
Un avion vole au-dessus de lui. Gabriel monte à sa hauteur et se laisse traverser par lui, ce qui lui donne l’impression d’être frôlé par l’esprit de chaque passager.
Tournoyant au-dessus de la tour Eiffel, virevoltant autour de la tour Montparnasse, planant sur le Trocadéro, l’écrivain se dit que, pour en tirer le meilleur profit, il lui faut analyser tous les avantages de sa nouvelle situation. Puisque des possibilités inédites s’ouvrent à lui, il réfléchit à ce qu’il aurait aimé pouvoir faire quand il était encore vivant. La réponse : entrer dans l’appartement d’une célébrité et l’observer dormir.
Il jette son dévolu sur une starlette à la mode dont il a vu la villa dans un magazine et qu’il retrouve facilement. Il entre dans sa chambre, s’approche d’elle pour la toucher, mais ses doigts la traversent. Il aimerait tant pouvoir aussi la sentir, l’embrasser.
Dans son sommeil, l’actrice tourne la tête et écarte les cheveux qui lui barrent le visage. De près, elle est beaucoup moins belle que sur les photos. Ses joues sont couvertes de petits boutons et sa peau luit.
– Alors, on mate les filles nues dans leur lit ?
Gabriel sursaute comme un enfant pris en flagrant délit et reconnaît la voix puis le visage de celui qui a prononcé cette phrase.
– Papi !
– Gaby.
– Mais qu’est-ce que tu fais là, papi !?
– La même chose que toi, petit coquin : je profite d’être mort pour lorgner les jolies filles.
Espiègle, il lui donne une bourrade qui traverse son corps.
– Non, plus sérieusement, quand tu étais vivant je ne t’ai jamais quitté, Gaby. Alors quand tu es mort, j’ai continué à vouloir savoir ce qui t’arrivait.
– Tu m’as suivi depuis ma mort ?
– Bien sûr, j’étais au-dessus de toi, mais tu n’as jamais pensé à lever la tête.