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3.

DÉBUT DES CONSULTATIONS À 9 H.

SONNEZ. ENTREZ. INSTALLEZ-VOUS.

Dans la salle d’attente du cabinet de son généraliste, Gabriel Wells est seul. Plutôt que de s’asseoir, il renifle le cuir des sièges, les fleurs dans le vase posé sur la table basse, les paumes de ses mains. Mais il ne perçoit toujours rien et sent l’angoisse monter.

Pour penser à autre chose, il tâche de se concentrer sur son prochain roman, son futur héros, sa révélation finale et sa toute dernière phrase.

La sonnette retentit, la porte s’ouvre et une patiente entre. Elle a les cheveux bruns, longs et ondulés, un front haut aux arcades sourcilières parfaitement dessinées, un nez et un menton pointus. Elle porte un chemisier de soie mauve et une jupe longue à fleurs. Ce qui frappe tout de suite Gabriel Wells, c’est son étonnante ressemblance avec son idole, l’actrice américaine des années 1930 Hedy Lamarr.

La jeune femme s’assoit et se plonge aussitôt dans la lecture d’un vieux magazine tout abîmé exposant les déboires sentimentaux de nombreuses célébrités.

Gabriel est intrigué par cette nouvelle arrivante. N’y tenant plus, il tente d’entamer la conversation :

– Je peux vous demander ce qui vous amène ici, mademoiselle ?

Tirée de sa lecture d’un article sur un divorce princier, elle affiche une moue désabusée, puis consent à répondre :

– Migraine.

Elle a prononcé le mot sans quitter le journal des yeux.

– Moi je souffre d’anosmie. C’est une maladie qui entraîne l’absence de perception des odeurs.

– Non, je ne crois pas que ce soit cela votre problème…

Il est surpris par cette affirmation gratuite de la part d’une personne qu’il ne connaît pas et qui ne lui a même pas accordé un regard depuis son arrivée, mais il n’ose pas répliquer.

Le docteur Langman arrive et demande à la patiente de le suivre. Par galanterie, Gabriel Wells ne fait pas remarquer qu’il est arrivé avant elle.

De nouveau il se concentre sur la recherche de la dernière phrase de son roman, et repense à celles qu’ont utilisées ses auteurs fétiches.

4. ENCYCLOPÉDIE : INCIPIT, EXCIPIT

Incipits célèbres :

« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. » La Bible.

« Assise à côté de sa sœur sur le talus, Alice commençait à être fatiguée de n’avoir rien à faire. » Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll.

« En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. » La Métamorphose de Franz Kafka.

« C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. » Salammbô de Gustave Flaubert.

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » Du côté de chez Swann de Marcel Proust.

« Aujourd’hui, maman est morte. » L’Étranger d’Albert Camus.

Excipits célèbres :

« La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit. » Une vie de Guy de Maupassant.

« Dire que, quand nous serons grands, nous serons peut-être aussi bêtes qu’eux. » La Guerre des boutons de Louis Pergaud.

« Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts. » Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar.

« C’est ainsi que nous avançons, barques à contre-courant, sans cesse ramenés vers le passé. » Gatsby le Magnifique de Francis Scott Fitzgerald.

« Seul l’esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’homme. » Terre des hommes d’Antoine de Saint-Exupéry.

« Quand on voulut le détacher du squelette qu’il embrassait, il tomba en poussière. » Notre-Dame de Paris de Victor Hugo.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

5.

Une fois sa consultation terminée, la jeune femme en jupe à fleurs salue le docteur Langman en virevoltant comme une danseuse et récupère son manteau qu’elle enfile prestement.

Gabriel se lève alors, mais le médecin ne lui prête pas la moindre attention et referme la porte de son cabinet sans même lui proposer d’entrer.

Un peu interloqué, l’écrivain s’approche de la porte close et interpelle son ami :

– Eh Fred, tu me fais une blague, c’est ça ? C’est moi, Gabriel, Gabriel Wells !

La jeune femme, qui s’apprêtait à franchir le seuil de la salle d’attente, s’arrête net.

– Vous êtes vraiment Gabriel Wells ? L’écrivain ? demande-t-elle en gardant le dos tourné.

– Oui, pourquoi ?

– Cela change tout. Je vais vous aider.

– M’aider ? M’aider à quoi ?

Elle revient au centre de la pièce et, toujours sans le regarder, déclare :

– Tout d’abord, il faut que je vous explique votre « maladie ».

– Vous êtes médecin ?

Elle sourit d’un air compatissant.

– En quelque sorte. Disons que je suis « médecin des âmes ». Cela a l’avantage de ne pas nécessiter de diplômes. Pour commencer, il faut que vous sachiez que votre problème est plus grave que votre présumée anosmie.

– J’ai un cancer ?

– Encore plus grave.

– Dites-moi la vérité, je peux tout entendre.

– Hum, c’est encore un peu tôt. Je préfère vous livrer des indices. Ce matin en vous levant, vous n’aviez pas faim, n’est-ce pas ?

– En effet.

– Vous êtes rapidement sorti de chez vous, mais vous n’avez parlé à personne, je me trompe ?

– Le matin au réveil, je ne suis jamais causant.

– Dehors vous n’avez pas trouvé qu’il faisait froid.

– Je ne suis pas frileux. Mais arrêtez avec vos énigmes, à la fin ! Quelle est donc cette si mystérieuse maladie ? demande Gabriel d’un ton de plus en plus impatienté.

Elle regarde ses mains.

– Savez-vous que le mot maladie vient de l’expression « mal à dire » ?

– Cessez de tourner autour du pot ! Où voulez-vous en venir, bon sang ?

– Bon, il faut que je m’y prenne différemment. Comment vous expliquer ? En fait… j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. Vous préférez que je commence par laquelle ?

– La bonne, répond Gabriel, passablement irrité.

– Je vous ai menti, vous n’êtes pas malade.

– C’est déjà ça. Et la mauvaise alors ?

– La mauvaise c’est que… vous êtes mort.

Gabriel lève les sourcils, affiche une mine étonnée, contrariée, dubitative, pour finalement éclater de rire.

La jeune femme laisse échapper un soupir de soulagement :

– Je suis contente que vous le preniez comme ça, j’en ai vu beaucoup qui ne réagissaient pas aussi bien.

– Si je ris, c’est parce que je ne vous crois pas.

Elle fait quelques pas, semblant chercher une inspiration.

– Alors on va se livrer à une petite expérience. Je vous propose de faire le test du miroir.

Elle lui fait signe de la rejoindre face à la glace de la salle d’attente, et il constate, à sa grande surprise, que seule s’y réfléchit la jeune femme.