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L’actrice se met à ronfler et libère une petite flatulence qui provoque chez les deux ectoplasmes un éclat de rire immédiat.

– Eh oui ! On en voit des choses, une fois qu’on est mort ! Blague à part, le fait est qu’on voit tout, on comprend tout, mais il est trop tard pour utiliser ce savoir de manière pratique.

– Tu disais que tu me suivais, mais pourquoi ? l’interrompt Gabriel.

– Quand tu étais bébé, tes mimiques rigolotes m’ont toujours fasciné, puis enfant je t’ai vite trouvé plus imaginatif, plus artiste, et pour tout dire plus amusant que ton frère. Tu le sais, Thomas était le préféré de ton père, toi celui de ta mère, et moi aussi j’ai toujours senti une affinité particulière avec toi. C’est moi qui, le premier dans la famille, ai perçu que tu savais bien raconter les histoires. C’est moi qui ai conseillé à tes parents de t’en lire beaucoup pour que tu puisses ensuite en raconter en retour. Plus tard, quand j’ai commencé à vieillir et à aller mal, tu étais présent pour moi, alors que le reste de la famille me délaissait. Et quand je suis mort… enfin… tu sais ce qu’il s’est passé. Alors j’ai été très touché par ta réaction et j’ai continué à te surveiller, non pas comme un mauvais sujet, mais comme une vedette, car pour moi tu étais le meilleur de la famille. Et c’est justement pour te suivre que j’ai refusé de me réincarner. Quand tu dormais, je profitais des ouvertures dans ton aura pour te souffler des idées. Je voulais que tu sois écrivain pour immortaliser notre nom. En fait, j’ai œuvré dans l’invisible pour que tu perfectionnes ton don d’écriture. Je souhaitais que tu te démarques, que tu ne cèdes pas à la tentation de faire des livres à la mode. La mode, c’est ce qui se démode. Mais il fallait pour cela que tu surmontes ta peur d’être différent. Cela n’a pas toujours été facile de t’influencer.

– Pour l’instant, papi, tout ce qui m’intéresse, c’est de savoir qui m’a tué.

– Tu me déçois, Gaby. C’est vraiment très limité comme ambition.

– Tu n’es pas le premier à me le dire. Mais j’assume, et toi qui étais policier, tu pourrais sûrement m’aider à obtenir des informations.

– Tu te doutes que c’est plus difficile d’enquêter de ce côté-ci du miroir. Mais je vais voir ce que je peux faire. Tu soupçonnes quelqu’un en particulier ?

– Thomas. Je trouve ça louche qu’il n’ait pas voulu demander une autopsie. Et puis… il a toujours été jaloux de moi.

– Qui d’autre ?

– Pour l’instant je ne vois que lui.

– Bon… Il faut aussi que je te dise quelque chose. J’ai cru comprendre que tu communiquais avec Lucy Filipini, et ce n’est vraiment pas n’importe qui. Je crois que tu ne mesures pas encore la chance que tu as d’avoir une interface chez les vivants capable de t’entendre, et qui en plus a ses entrées au plus haut degré du monde invisible.

– Tu parles de Dracon ?

– Pas seulement. La Hiérarchie a trouvé en elle une ambassadrice efficace, et toi le meilleur soutien dont tu pouvais rêver. Prends conscience de cela. Ménage-la. Aide-la comme tu peux, et tu verras que c’est une femme encore plus formidable que tu ne le penses.

Gabriel regarde son grand-père plus attentivement. Il est habillé dans le style des années 1960 : veste grise, chemise blanche, chaussures en cuir, fine cravate. Il a les cheveux grisonnants mais peu de rides ; son visage est rond et franc. Gabriel se sent tout à coup moins seul. Il a l’impression d’avoir trouvé un allié dans les limbes.

Après avoir promis à son grand-père de le revoir très vite, il quitte sans regret la maison de la starlette et part rejoindre Lucy, qu’il trouve endormie, entièrement nue. Il reste un moment à l’observer comme une œuvre d’art. Il se remémore son itinéraire si singulier et il se dit que son grand-père a raison : il a sous-estimé la chance qu’il avait d’avoir fait une telle rencontre.

Il la trouve aussi bien plus ravissante que toutes les actrices dont il a épinglé les photos dans son appartement. Et, ce qui ne gâte rien, elle ressemble vraiment à Hedy Lamarr, qu’il aurait tant aimé pouvoir rencontrer de son vivant. S’il n’était pas mort, il aurait pu tenter d’avoir une relation avec elle et, qui sait, peut-être vivre le restant de ses jours avec cette splendeur…

À cette pensée, une question envahit de nouveau son esprit :

Qui s’est permis d’abréger son existence ?

19. ENCYCLOPÉDIE : LE VER PLANAIRE

Le planaire est un petit ver plat d’eau douce. Il mesure à peine 4 centimètres de long, et est doté d’une tête, d’yeux, d’un cerveau et d’une moelle épinière qui relie son système nerveux au reste de son corps. Il est aussi muni d’une bouche, d’un système digestif, et d’un système reproductif hermaphrodite. Ce ver a longtemps été une source d’étonnement pour les scientifiques, car il présente une capacité de régénération automatique, c’est-à-dire qu’il peut faire repousser n’importe quelle partie de son corps qui aurait été coupée, ce qui lui a valu d’être déclaré « immortel face à une lame de couteau ». En 2014, une équipe de l’université Tufts dans le Massachusetts a dressé des vers planaires pour qu’ils mémorisent un environnement jalonné de surprises et de pièges. Il n’a fallu que dix jours aux planaires pour s’adapter à ce décor, en repérant et en mémorisant les endroits où ils collectaient de la nourriture et ceux où ils recevaient des chocs électriques. On les a ensuite décapités.

Au bout de quatorze jours, leur tête a repoussé.

On les a alors replacés dans le décor et, à la surprise générale, les planaires se souvenaient des emplacements où ils recevaient les récompenses et les punitions.

Cette expérience a permis de soulever une question : si la mémoire des plaisirs et des douleurs ne se situe pas dans le cerveau, alors où est-elle ?

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

20.

Un rayon de soleil effleure sa paupière droite, l’amenant à se soulever lentement. Lucy distingue le ciel à travers la fenêtre de sa chambre, sourit, bâille, effectue des petits mouvements circulaires du bassin pour assouplir sa colonne vertébrale et, délicatement, elle pose ses pieds au sol l’un après l’autre.

Elle rejoint la salle de bains et se lave méthodiquement les dents. Elle regarde la blessure à son poignet et constate, rassurée, qu’elle a déjà cicatrisé.

Debout devant le miroir, elle ferme les yeux et déclare :

« Merci d’être vivante.

Merci d’avoir un corps.

J’espère me montrer digne aujourd’hui de la chance que j’ai d’exister. »

Elle réunit ensuite les mains, fait une révérence en direction du soleil et va dans la cuisine.

Gabriel plane au-dessus d’elle et l’observe sans oser lui parler. Il la voit sortir une boîte remplie de pilules, de fioles, de poudres diverses et variées, puis diluer, à l’aide d’un compte-gouttes, une étrange liqueur jaune dans un verre d’eau, qu’elle engloutit d’un trait. Elle verse ensuite dans sa main des granules homéopathiques, qu’elle laisse fondre sous sa langue.

Une fois le rituel des médicaments achevé, elle allume sa tablette numérique et fait défiler plusieurs pages d’actualités tout en petit-déjeunant.