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– Vous êtes encore là, hein ? lâche-t-elle finalement. Je vous avais pourtant demandé de me laisser tranquille.

– C’est… enfin je veux dire que c’est parce que vous… enfin que je croyais que…, bredouille Gabriel, surpris par le fait que Lucy l’ait repéré.

– C’est bon. J’ai la colère éphémère. La nuit a tout cicatrisé, y compris ma plaie au poignet. Je ne vous en veux même plus.

– Je peux donc rester à vos côtés ? Je vous promets que je ne vous dérangerai plus.

– Du moment que vous ne me rebattez pas les oreilles avec votre assassinat, je peux tolérer votre présence, dit-elle en finissant son thé.

– Merci. Je suis tellement désolé de ce qu’il s’est passé hier. Je tenais à vous présenter mes excuses pour mon comportement que vous avez à juste titre qualifié d’égoïste. Je crois que j’étais obnubilé par ma mort.

– Ce n’est plus le cas ?

– J’essaie de relativiser.

– Tiens, vous allez être ravi, on parle de vous dans la presse, lance-t-elle sans quitter sa tablette des yeux.

Gabriel s’approche, sa curiosité piquée au vif.

– Venez voir les nécrologies que j’ai trouvées.

Il découvre alors avec effroi les titres des articles le concernant :

« DISPARITION D’UN ZÉRO »

« MORT D’UN AUTEUR SANS HAUTEUR »

« WELLS : UN ÉCRIVAIN SANS ENVERGURE  TIRE ENFIN SA RÉVÉRENCE »

Ce dernier article est plus développé que les autres : il occupe deux pages entières d’un célèbre quotidien et est surmonté d’une photo peu avantageuse du défunt. La légende précise : « Bon débarras », et c’est signé Jean Moisi.

Lucy continue à parcourir d’autres sites relayant la mort de Gabriel.

– Dites donc, de manière générale, ils ne vous appréciaient pas trop, vos confrères. Il n’y en a pas un qui se soit donné la peine d’écrire une nécrologie positive.

– Ce ne sont pas mes confrères, mais les critiques parisiens. Cela représente seulement quelques dizaines de personnes, formatées sur le même moule, à qui l’on a appris à détester la littérature de genre en la définissant comme une sous-littérature.

– Et vos défenseurs ?

– Si tant est qu’ils existent, ils n’ont pas, ou peu, accès aux médias.

Lucy affiche une moue moqueuse.

– C’est encore votre paranoïa qui parle.

– J’aimerais bien, mais vous pouvez le constater vous-même en lisant ces articles. En France, de toute façon, tout auteur qui parvient à toucher le grand public est suspect.

– Pa-ra-no ! Avant de vous rencontrer, je n’aurais jamais imaginé cette facette de votre personnalité ; je pensais vraiment que vous étiez au-dessus de tout ça.

– Vous aimeriez qu’on dise « bon débarras » après votre mort ? Je ne suis pas non plus insensible.

– Mais si les critiques parviennent à vous agacer, ça veut dire qu’ils ont gagné.

Elle éteint sa tablette numérique, se verse une nouvelle tasse de thé, puis lâche enfin la phrase que Gabriel attendait :

– Allez, j’ai un peu de temps ce matin et je sais que vous en mourez d’envie. Racontez-moi votre histoire, monsieur Wells.

21.

« Comme vous le savez, j’ai un frère jumeau, Thomas. À ce qu’il paraît, nous nous tenions enlacés dans le ventre de notre mère quelques jours encore avant l’accouchement. Qui s’est mal passé. Selon ses dires, cela a été “une vraie boucherie”, à laquelle elle a heureusement survécu. De toute façon, elle prétendait qu’elle avait prévu la situation ; elle était astrologue.

Notre père, lui, était beaucoup plus cartésien. Il enseignait la biologie à l’université et, en parallèle, il était chercheur indépendant. Il espérait que ses expériences le rendraient célèbre, mais ses domaines de prédilection n’ont jamais intéressé ses pairs. C’est lui notamment qui, lorsqu’il travaillait aux États-Unis, a découvert que les vers planaires retrouvaient leur chemin dans un labyrinthe même une fois qu’on leur a coupé la tête et que celle-ci a repoussé. Et il pensait vraiment qu’il pourrait un jour prolonger la vie humaine avec cette découverte sur les vers planaires. Cette expérience est d’ailleurs citée dans l’encyclopédie de mon grand-oncle Edmond Wells et elle nous a longtemps fascinés, mon frère et moi. Elle nous a conduits à nous poser très jeunes des questions sur la mort, la vie, la mémoire, le siège de l’esprit.

Mon père entretenait une relation privilégiée avec Thomas, tandis que j’étais plutôt le chouchou de ma mère, qui m’aimait d’un amour un peu étouffant. Mon complice était mon grand-père paternel, Ignace Wells, lieutenant de police. Avec lui j’avais de longues conversations au bord du lac du bois de Boulogne, tout en lançant des croûtons de pain aux cygnes.

Vous n’êtes pas la seule à avoir un conte pour enfants de prédilection. Vous, c’est “La Chèvre de M. Seguin” de Daudet, et moi c’est “Le Vilain Petit Canard” d’Andersen. Au cas où vous l’auriez oublié, je vous en rappelle l’histoire : le petit canard, exclu et agressé par les autres canetons, s’avère en grandissant ne pas être un canard, un œuf de cygne ayant été placé par erreur au milieu d’œufs de canard. À partir du moment où il assume cette différence qui le faisait tant souffrir, il devient heureux. Comme le disait mon grand-père : “Tout handicap peut devenir un atout. Toute erreur, dès lors qu’elle est assumée, peut passer pour un choix artistique.”

Le cygne est ainsi devenu notre “signe” de connivence. Et le lac notre lieu de communication.

En dehors des instants merveilleux passés avec mon grand-père, la vie au milieu des autres “canards” n’était pas facile. Contrairement à mon frère, je n’étais pas bon élève, ni sportif. Il était au premier rang, j’étais au fond, près du radiateur. Mes bulletins me décrivaient ainsi : “Élève rêveur, devrait revenir sur terre.” Nous étions devenus un cas d’école pour nos professeurs : des jumeaux identiques en tout point, mais dont l’un était premier de la classe, l’autre dernier.

Je n’aimais pas les livres qu’on nous proposait en cours. Les écrivains du programme me semblaient être des donneurs de leçons, des moralisateurs imbus d’eux-mêmes, et je subodorais qu’ils ne respectaient pas dans leur propre vie les sages conseils qu’ils prodiguaient à leurs lecteurs.

Mon grand-père, constatant que je rejetais la littérature “officielle”, m’a dit un jour : “En fait, un bon livre peut se résumer à une bonne blague.” Alors, il m’a appris des blagues, dont l’effet était immédiat. Il me racontait des blagues de plus en plus longues, jusqu’au jour où il m’a conseillé de lire un livre “différent” qui à ses yeux était une bonne blague de trois cents pages : Le Chien des Baskerville, de l’écrivain anglais Conan Doyle. Ça a été une révélation. Je tournais les pages avec avidité. J’ai lu tout le roman d’un trait, sans même avoir conscience du temps qui passait. Ce que vous avez ressenti en prison en lisant Nous les morts, je l’ai ressenti en lisant Doyle. Je voulais savoir quel était ce monstre tapi dans la lande qui terrifiait tous ceux qui s’y aventuraient. Dès lors, la littérature a cessé de m’apparaître comme une suite de jolies phrases qu’on enfile comme des perles sur un collier, pour devenir une énigme insoluble qui se résout par un tour de magie.

À moi non plus, le monde que me proposaient mes parents et l’école ne convenait pas. J’ai donc fugué, pas physiquement mais psychiquement.