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J’ai donc recommencé à écrire des articles qui ne dérangeaient personne, tout en rêvant de m’attaquer à des morceaux plus consistants. Et l’occasion s’est présentée. La troisième enquête approfondie que j’ai menée de mon propre chef portait sur le directeur d’une agence gouvernementale de contrôle de la moralité à la télévision, qui avait été vu par plusieurs témoins assassiner une prostituée dans une orgie sadomaso. Plusieurs politiciens s’étaient empressés de venir à son secours pour l’innocenter ; il clamait qu’il était un père de famille exemplaire, à la morale irréprochable, et qu’il était victime d’un complot de producteurs de films X frustrés de ne plus pouvoir inonder la télévision de leurs obscénités. Pour se disculper, ce directeur de morale télévisuelle avait rédigé sa version des faits sous la forme d’un essai intitulé L’Honneur bafoué d’un homme. La veille du procès, l’un des principaux témoins, un travesti, a été étranglé dans sa cellule. Les autres prostituées entendues comme témoins se sont alors rétractées, et un journaliste de télévision qui soutenait l’hypothèse du meurtre a été licencié.

J’ai interviewé ces filles une par une, et elles m’ont toutes dit qu’on les avait menacées de leur retirer la garde de leurs enfants si “elles persistaient dans leurs mensonges visant à jeter le discrédit sur un homme vertueux”. Elles m’ont raconté avec force détails la soirée du crime ; comme leurs descriptions concordaient parfaitement, j’ai rédigé un long article. Craignant que mon rédacteur en chef ne mette son veto, j’ai transmis mon texte au dernier moment, juste avant le bouclage, en prétendant qu’il avait été validé. Ça a failli marcher, mais la secrétaire de rédaction a finalement eu un doute et averti le rédacteur en chef qui a pu tout bloquer. J’ai appris par la suite que ce dernier était lui-même un ami de l’incriminé. Le lendemain, il m’a convoqué pour me dire que c’était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase, que j’étais paranoïaque et que je voyais toujours des criminels là où il n’y en avait pas. Il m’a conseillé de me faire soigner et m’a licencié au motif suivant : “Confond ses intuitions personnelles avec la réalité des faits.”

S’en est suivie une année de chômage et de difficultés à payer mon loyer. Ma réputation de “fauteur de troubles” m’a empêché d’être engagé dans les journaux concurrents. Je vivais dans un petit studio de dix mètres carrés sous les toits, avec toilettes et douche communes, et je ne mangeais qu’un repas par jour – en général des pâtes lyophilisées à la sauce tomate.

J’ai profité de ce temps libre pour transformer mon premier article sur le réseau pédophile belge en roman à suspense truffé d’informations de criminologie peu connues. Cela a été mon premier manuscrit : Le Cygne.

Je l’ai envoyé à une dizaine d’éditeurs. Aucun n’en a voulu et tous m’ont envoyé la lettre type de refus : “Désolé, cela ne correspond à aucune de nos collections. Nous vous conseillons cependant de le présenter à d’autres éditeurs plus à même de défendre ce genre de texte. Bonne chance pour votre future publication.” J’ai donc réécrit le texte, et je l’ai renvoyé aux mêmes éditeurs, qui m’ont de nouveau adressé des lettres polies de refus.

Et puis, un jour, une maison m’a appelé pour me dire que le grand éditeur Alexandre de Villambreuse voulait me rencontrer au plus vite. Le patron voulait me voir personnellement ! Je n’en revenais pas.

Lors de notre première entrevue, il m’a dit : “On le prend mais c’est trop long. Mille cinq cents pages d’enquête sur un réseau pédophile belge, ça ne peut pas toucher le grand public. Je vous propose de ramener votre ouvrage à trois cent cinquante pages, et de situer l’intrigue au Luxembourg plutôt qu’en Belgique pour éviter tout problème juridique. Et, évidemment, aucun nom. Ce sera aux lecteurs de faire le lien avec la vraie affaire s’ils ont un minimum de curiosité.”

Après m’avoir longuement fixé, il a ajouté : “Je crois que cela peut toucher le jeune public et les gens avides de nouveauté. Actuellement, ce qui me navre le plus, c’est que tous les livres se ressemblent et ressemblent aux livres du siècle dernier…”

La sortie de mon premier roman a provoqué chez moi comme un petit baby-blues littéraire, que j’ai surmonté pour suivre la vie de mon livre, notamment en participant à une tournée des librairies de province pour en parler. Malheureusement, Le Cygne n’a connu qu’un faible retentissement médiatique : un seul article dans mon ancien hebdomadaire, écrit par un collègue qui avait trouvé mon éviction scandaleuse, et un passage dans une émission télévisée littéraire programmée à 1 heure du matin. Mais il y a eu un fort bouche-à-oreille jusqu’à la sortie du livre en format poche et même après, ce qui m’a permis de toucher plus de lecteurs.

Alexandre de Villambreuse m’a donc assez logiquement commandé la suite des aventures du lieutenant Le Cygne. Ce fut La Nuit du cygne. Cette fois-ci, le roman s’appuyait sur mon enquête concernant l’animateur violent sous cocaïne. Je travaillais encore plus la psychologie de mon héros enquêteur, Louis Le Cygne, imaginant notamment que l’un de ses rituels était d’aller nourrir les cygnes du lac du bois de Boulogne pour réfléchir. C’était une manière de faire revivre mon grand-père.

Le livre connut, toujours sans le soutien des médias, un grand succès populaire, et j’obtins même plusieurs prix de lecteurs, mais le manque d’intérêt de la presse m’intriguait. J’ai donc interrogé à ce sujet Alexandre de Villambreuse, qui m’a expliqué que c’était automatique : “Soit vous avez les critiques, soit vous avez le public. Les deux sont incompatibles en France. Vous préférez quoi ?” J’ai répondu que je choisissais le public, ce qu’il a applaudi en disant que c’était charitable de ma part de laisser aux mauvais écrivains les bonnes critiques. Je me souviens de ce dialogue qui m’avait sidéré, car à l’époque je n’imaginais pas que le système puisse être à ce point clivé.

Après les deux polars sous-titrés “Les enquêtes du lieutenant Louis Le Cygne”, craignant d’être définitivement catalogué dans un seul genre littéraire, j’ai tenté d’écrire un livre de spiritualité en y faisant s’entremêler aventure et suspense : Nous les morts. L’histoire était directement inspirée du nécrophone que mon frère avait voulu fabriquer. J’utilisais tout ce que j’avais découvert dans Le Livre des morts tibétain et Le Livre des morts égyptien, ainsi que des interviews de médiums et théologiens. Ce roman ne connut aucun retentissement médiatique. Même pas une référence dans un journal de petites annonces. Ce fut un échec total, comme vous le savez déjà. Il fallait me rendre à l’évidence : mes morts n’intéressaient pas… les vivants.

J’ai alors pensé que ma carrière d’écrivain était finie et qu’il me fallait revenir au journalisme mais, sur les conseils d’Alexandre de Villambreuse, j’ai rédigé le troisième volume des enquêtes du lieutenant Le Cygne en m’inspirant cette fois de l’histoire du notable qui avait assassiné la prostituée : Le Chant du cygne.

À ma grande surprise, le roman s’est placé dès la première semaine en tête des palmarès. Comme quoi il faut, parfois, enfoncer trois fois le même clou pour qu’il entre. Quelques critiques ont même consenti à m’interviewer, non pas pour parler du livre, mais pour que j’essaie d’analyser ce succès qu’ils ne s’expliquaient pas. Et puis est paru le premier article assassin de Moisi. Lui non plus ne parlait pas du roman proprement dit, mais se déchaînait contre les lecteurs qui étaient suffisamment stupides pour acheter mes livres. Il sous-entendait que j’étais uniquement motivé par la gloire et la fortune, me traitant d’écrivaillon, d’auteur de basse catégorie. Grâce à son article, j’ai toutefois eu droit à une interview radiophonique où l’on m’a offert de répondre à ses insinuations et ses insultes. Un avocat m’a aussi proposé de lui intenter un procès en diffamation. À l’inverse, peut-être justement en réaction à l’article de Moisi, de nombreux libraires se sont mis à me soutenir, ainsi que des professeurs de français qui s’étaient aperçus que mes romans pouvaient donner aux jeunes le goût de la lecture, précisément parce qu’ils étaient faciles d’accès. Le Cygne a même été inscrit au programme de terminale et, en parallèle, le livre a connu un succès international. Ainsi, j’avais réussi à trouver un large public sans passer par la case médiatique. Certes, Moisi et certains de ses pairs ont continué de se déchaîner contre moi, mais au final cela m’a fait une très bonne publicité.