Vladimir Krausz l’invite à le suivre dans une autre pièce remplie d’appareils et d’écrans.
– Vous vous intéressez aux nouvelles technologies, capitaine ? Ceci est un spectromètre de masse et ceci un chromatographe. En couplant ces deux appareils, on va pouvoir savoir quelles molécules exactement se trouvent dans cet échantillon.
Le biologiste introduit l’éprouvette dans une centrifugeuse, qui aspire une partie du contenu et le place dans un appareil émettant une lumière mauve. Sur l’écran apparaît une liste de lettres et de chiffres.
– Mon Dieu ! Vous voyez cette formule, C28H40N2O9 ? demande-t-il à Lucy.
– Il va falloir me la traduire…
– C’est de l’antimycine A, un composé chimique inhibiteur de la chaîne respiratoire. Ici c’est de l’atractylate et là de l’oligomycine. En bref, des traces de substances hautement toxiques, ce qui semble clairement indiquer qu’il y a eu empoisonnement.
Il ouvre un programme de recherche par mots-clefs et entre les formules chimiques qu’il vient de récupérer. Apparaissent alors à l’écran plusieurs pages de textes, de graphiques et de schémas.
– Il a été empoisonné par des substances complexes qui laissent supposer que la personne qui a choisi ce poison s’y connaît en chimie, lâche-t-il en hochant la tête. Il l’a ingurgité la veille de sa mort. Quant aux formules en bas de l’écran, elles correspondent à d’autres substances, non toxiques, mais aux effets soporifiques et analgésiques.
La jeune femme examine les graphiques avec stupeur.
– Donc un mélange de produits pour le faire dormir, le rendre insensible et l’achever, traduit-elle.
Cela expliquerait qu’il ne se soit même pas rendu compte qu’il passait de vie à trépas, se dit-elle intérieurement, tout en notant ces informations sur son smartphone.
– Docteur Krausz, reprend-elle, est-ce que vous connaissez quelqu’un dans son entourage proche qui aurait pu lui en vouloir au point de l’empoisonner ?
– Même si, comme je vous le disais précédemment, il avait beaucoup d’amis, c’était un solitaire qui avait ses habitudes. Parfois, de jeunes lecteurs lui demandaient des autographes, qu’il signait de bonne grâce. Je ne l’ai jamais vu se mettre en colère ou hausser le ton. C’était un homme doux, obsédé par son métier. Qui pourrait bien vouloir éliminer un raconteur d’histoires ?
– Des gens qui voulaient prendre sa place ? suggère Lucy.
Il affiche une moue dubitative en guise de réponse.
– Merci pour tout, dit-elle.
Vladimir darde ses yeux dans les siens avant de déclarer :
– Attendez, juste par curiosité… Vous ne seriez pas O négatif par hasard ?
Lucy est un peu déstabilisée par cette question.
– Si, pourquoi ?
– Donc vous êtes donneuse universelle. C’est bien. Je suis moi-même O positif, répond-il fièrement.
– Et… donc ?
– Sur le plan sanguin, nous sommes… complémentaires.
Elle reste quelques secondes silencieuse, interloquée. On avait déjà tenté de la séduire par l’astrologie, en prétextant des signes compatibles, en lui lisant les lignes de la main, en vantant la couleur de ses yeux, mais on ne lui avait encore jamais fait le coup du groupe sanguin. Elle se contente de sourire poliment, ce qui enlève au biologiste toute envie d’insister. Il ajoute simplement, en baissant les yeux :
– C’est quand même terrible cette histoire d’assassinat… J’espère vraiment que vous trouverez qui a empoisonné Gabriel.
25.
Gabriel Wells étend les bras. Il traverse les nuages sans les altérer. Il effectue une volte, redescend sur la ville, plane, glisse dans les différentes couches d’air, survole les toits, avant de rejoindre son grand-père Ignace Wells au sommet de la tour Eiffel, où beaucoup d’âmes errantes prennent plaisir à se retrouver.
– Alors papi, est-ce que tu en sais plus sur ma mort ?
D’autres ectoplasmes discutent aux alentours. Ignace, qui ne veut pas prendre le risque d’être entendu, propose de repartir et de voler à bonne hauteur au-dessus de la ville.
– Pour l’instant, aucun de mes indics habituels n’a la moindre piste, mais il faut leur laisser un peu de temps. Et toi, de ton côté, comment ça se passe ?
– Pour convaincre Lucy de nous aider dans notre enquête, je me suis engagé, en échange, à retrouver Samy Daoudi, son grand amour qui a disparu. C’est son premier et unique amant, elle le cherche depuis qu’elle a été arrêtée, incarcérée puis libérée, soit depuis neuf ans. Sans jamais réussir à obtenir la moindre information.
– Tu sais quoi sur ce garçon ?
– Sa dernière adresse : 19, boulevard de Strasbourg, près de la gare de l’Est. C’est là qu’il a été vu pour la dernière fois un vendredi 13 avril il y a neuf ans.
– Allons-y !
Le grand-père policier et son petit-fils écrivain rejoignent la rue sans difficulté et traversent le toit de tuiles pour s’enfoncer dans l’immeuble.
– Comment on procède pour enquêter depuis les limbes, papi ?
Son grand-père lui répond de le suivre et furète dans les étages. Au rez-de-chaussée, il trouve enfin ce qu’il cherche : l’âme errante de l’ancien concierge. Ce dernier fume une cigarette inexistante, issue de son imagination, et souffle de la fumée tout aussi immatérielle et uniquement visible par les autres ectoplasmes. Les pieds dans des pantoufles, il est affalé dans un fauteuil juste à côté du concierge vivant qui, dans la même position, a les yeux rivés sur le match de football qui passe à la télévision.
Sans attendre la fin du match, Ignace se lance :
– Désolé de vous déranger, mais nous enquêtons sur la disparition d’un ancien locataire de l’immeuble.
– Vous avez travaillé là de quand à quand précisément ? complète Gabriel.
– Cela fait plus de vingt ans que je suis dans cette loge, dont trois depuis ma mort.
– Parfait ! Donc vous avez dû connaître Samy Daoudi qui vivait ici il y a neuf ans.
– Que voulez-vous savoir sur lui ?
– Nous enquêtons pour aider une vivante qui le recherche.
Un but est marqué, ce qui entraîne un cri spontané du concierge vivant et un regain d’intérêt de l’ancien concierge mort. Il maugrée :
– C’est votre problème, pas le mien.
– Nous avons besoin de vous.
– Tout le monde a toujours eu besoin de moi, mais je considère que maintenant que je suis mort, j’ai enfin le droit d’être tranquille, en paix, peinard quoi. La mort, c’est avant tout une super retraite. Et d’ailleurs, pourquoi je vous aiderais ? Je ne vous connais même pas !