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–23 heures. Sabrina met de la musique et me prend par la main pour m’inviter à danser un slow. Elle me murmure qu’elle a réservé une chambre dans un hôtel voisin où nous pourrions partager quelques minutes d’intimité en souvenir du bon vieux temps. Je lui réponds que cela ne serait pas raisonnable. Comme elle insiste, je lui cite en guise de réponse ce proverbe qui dit que se remettre avec son ex, c’est comme ravaler son vomi. Elle me jette son verre de champagne à la figure, puis va danser avec mon frère.

–Minuit. Quelques personnes dansent encore, mais la plupart des invités sont assis et discutent. Alexandre, complètement saoul, revient vers moi et me confie qu’il a l’impression que sa maison d’édition se ringardise. Il comprend bien qu’il devient nécessaire d’évoluer au risque, sinon, de mourir. Je rétorque qu’il ne faudrait pas pour autant en arriver à confier l’écriture des romans à des robots. Il reconnaît qu’il n’y avait pas pensé, mais que cela lui semble une bonne idée : après tout, c’est la garantie que les auteurs ne se plaindront pas de leur absence sur les marchés étrangers et ne menaceront pas de passer à la concurrence. Nous buvons encore du vin rouge. Je me sens de plus en plus fatigué. J’ai mal à la tête et je mets ça sur le compte du soufre présent dans les différents alcools que j’ai ingurgités. J’hésite quelques instants entre partir « à l’anglaise » – discrètement et sans dire au revoir à personne – ou « à l’italienne » – saluer tout le monde et finalement rester. Je choisis la première option.

–00 h 30. Pour éviter de subir l’inconfort de la gueule de bois du matin, je prends un médicament à base d’artichaut et de fenouil qui devrait aider mon foie à faire son travail. C’est un produit que m’a donné mon frère et que j’ai toujours sur ma table de chevet. Puis, sans me laver, ni même me brosser les dents, écrasé par la fatigue, j’enfile mon pyjama et me glisse sous les couvertures. Mon avant-dernier geste est d’éteindre la lumière. Mon dernier, de prendre un somnifère accompagné d’un verre d’eau. Je les absorbe dans l’obscurité, puis m’étends pour sombrer dans un sommeil réparateur.

28.

La sonnette retentit. Lucy regarde sa montre, se mord la lèvre, et se lève pour aller ouvrir.

– C’est mon rendez-vous de 15 heures, explique-t-elle.

Elle arrange ses vêtements et sa coiffure, et va accueillir sa cliente.

C’est une jeune femme qui semble toute menue. Elle a les jambes maigres, les pommettes osseuses, la peau blanche, et de grands yeux aux longs cils. À peine assise, elle déverse ce qu’elle a sur le cœur :

– Je viens vous voir car tous les soirs je discute avec mon père qui est mort il y a six mois. Je parle à voix haute et il me répond directement dans ma tête. Or, hier soir, il s’est produit quelque chose d’étrange : il ne se souvenait plus du prénom de ma mère. Cela m’a bouleversée. Je voulais donc savoir s’il était possible qu’un fantôme perde soudainement la mémoire.

– Nous allons voir ça tout de suite.

Lucy ferme les yeux et se concentre. Gabriel sent qu’elle envoie un signal sous forme d’onde au-dessus de lui et en déduit qu’elle entre en contact avec une âme qui se situe dans le Moyen Astral. Peut-être Dracon ?

Après un dialogue muet, elle hoche la tête. Arrive un ectoplasme moustachu.

– Ça y est ! Il est avec nous, annonce Lucy.

– Oui, je le sens moi aussi, confirme la cliente. Bonjour, papa… C’est moi, Sylvie.

Lucy, comprenant que ces deux-là ont leurs habitudes, ne les laisse pas aller plus loin et interpelle sèchement le père à haute voix :

– Pourquoi ne vous rappelez-vous plus le prénom de votre femme, monsieur ?

– Oh, un simple oubli dû à l’âge, répond l’esprit.

Gabriel intervient :

– Demandez à Sylvie de décrire son père, chuchote-t-il.

– De quoi je me mêle ? rétorque vivement le moustachu. Qu’est-ce que tu fous là, toi ? Tu n’es même pas médium ! T’es qui d’ailleurs ?

La cliente de Lucy décrit donc son père, et Gabriel, trouvant que cela ne correspond pas (elle n’a pas mentionné de moustache), glisse à l’oreille de Lucy :

– Ce n’est pas lui.

– Ce n’est pas lui ! L’homme qui vous parle n’est pas votre père, répète Lucy.

– Eh, attendez ! Pourquoi vous me trahissez ? s’indigne l’homme.

– Alors qui est-ce ? demande la cliente bouleversée.

– C’est un esprit qui se fait passer pour votre père, parce qu’il cherche par tous les moyens à être connecté à un vivant. Cela arrive souvent, déplore Lucy. Il y a des âmes errantes qui s’ennuient, alors quand elles parviennent à communiquer avec quelqu’un qui appelle sa mère, son père, ou son grand-père, elles se font passer pour la personne appelée. Il n’y a pas de pièce d’identité pour vérifier…

– Pourquoi mon vrai père n’est-il pas venu quand je l’ai appelé ?

– Il s’est peut-être tout simplement déjà réincarné.

– Mais alors, cela veut dire que toutes ces discussions très intimes que j’ai eues avec cet « être », tous ces conseils qu’il m’a prodigués…, dit la femme comme pour elle-même. Mais qui êtes-vous d’abord ?

Le fantôme rumine, se crispe, puis finalement éructe :

– Tu veux vraiment savoir ? Oui, je me fais passer pour ton père depuis six mois. Et maintenant, je sais tellement de choses personnelles sur toi que je te tiens ! Tu ne pourras plus jamais te débarrasser de moi !

Alors Lucy ouvre les yeux et inspire profondément, comme à son habitude, avant de répéter les mots de l’ectoplasme.

– Voilà, vous connaissez la vérité, conclut-elle.

– Que dois-je faire ? demande la jeune femme, épouvantée.

– Arrêtez de lui parler. S’il n’a plus d’interlocuteur, il va se lasser et chercher une autre victime. Je connais ces âmes errantes parasites, elles sont comme des sangsues, mais quand il n’y a plus rien à pomper, elles sont bien obligées de changer de victime.

La cliente, effrayée par cette révélation, paye la consultation et s’en va, bouleversée.

Lucy s’installe face à sa poupée de clown, indiquant ainsi à Gabriel qu’elle est prête à discuter avec lui.

– Vous connaissez désormais mon métier tel qu’il se présente au quotidien. Cela consiste essentiellement à réconcilier les deux côtés du monde.

– Je ne m’attendais pas à ce que cela soit si délicat.

– Voilà pourquoi je ne reçois que l’après-midi et n’accepte qu’un nombre limité de clients. Chaque fois, je dois affronter des drames, des usurpations d’identité, voire des menaces. C’est le côté ingrat de cette profession.

– Je ne me rendais pas compte.

– C’est comme s’il y avait une avenue avec deux trottoirs. Un pour les vivants et un pour les morts. Moi je me tiens au milieu, et j’essaie de permettre aux deux de communiquer. Même si, à l’arrivée, souvent les deux ne sont pas contents.

– Mais vous n’êtes pas la seule à créer le lien entre les deux trottoirs.

– Vous voulez parlez des autres médiums ? 95 % de mes soi-disant collègues sont des charlatans. Ils n’entendent rien mais font quand même semblant d’être connectés à l’au-delà. Ou, bien plus dangereux, ils sont branchés sur des esprits malveillants qui les utilisent pour manipuler les vivants.