– 95 % de charlatans parmi les médiums… N’est-ce pas un peu exagéré ?
– Par moments, je préférerais que personne n’aille consulter de médium et que les deux trottoirs restent bien séparés : cela créerait moins d’interférences négatives comme celle à laquelle vous venez d’assister. Maintenant, laissez-moi s’il vous plaît, monsieur Wells. Nous nous retrouverons demain matin pour un événement qui devrait vous intéresser.
– Ah oui ? Quoi donc ?
– Vos funérailles. Je suis sûre que si vous avez un assassin, il ne manquera pas de s’y rendre.
Elle désigne sa tablette numérique, où est inscrit :
« Enterrement de l’écrivain Gabriel Wells, 9 heures, cimetière du Père-Lachaise. »
29. ENCYCLOPÉDIE : LE TÉMOIN OFFICIEL EST UN FANTÔME
Le 23 janvier 1897, dans le petit village de Greenbrier, en Virginie-Occidentale, aux États-Unis, un jeune garçon découvre le cadavre d’une femme du nom de Zona Heaster Shue. Il donne aussitôt l’alerte. Lorsque le médecin, le docteur Knapp, arrive une heure plus tard sur les lieux, le mari, Edward Shue, est déjà là. Il a enveloppé le corps de sa femme dans un grand drap et la serre contre lui en pleurant. Quand le docteur Knapp essaie d’examiner le corps, le mari le repousse avec rage en disant qu’il refuse que quiconque touche à l’amour de sa vie. Jusqu’à l’enterrement, Edward Shue ne laisse donc personne approcher du cadavre de sa femme gisant dans son cercueil. Il l’a recouverte d’un châle et d’un bonnet, expliquant que c’étaient ses vêtements préférés. Tout le monde pense que c’est le chagrin qui motive ce comportement étrange. Cependant, la mère de Zona, Mary Jane Heaster, soupçonne son gendre d’avoir assassiné sa fille. Tous les soirs avant de se coucher, elle essaie de contacter l’esprit de sa fille pour que celle-ci confirme son soupçon. Quatre semaines après l’enterrement, le fantôme de Zona lui apparaît, qui lui révèle qu’Edward lui a brisé les vertèbres cervicales. C’était pour éviter qu’on remarque qu’elle avait le cou tordu qu’il a empêché quiconque d’approcher de son cadavre. Mary Jane Heaster va donc voir le procureur et le convainc d’ouvrir une enquête. Comme le docteur Knapp explique qu’il n’a jamais pu examiner le corps, le procureur ordonne son exhumation. Une autopsie est enfin pratiquée, qui révèle que la nuque a perdu toute rigidité, d’où le fait que la tête penche sur le côté. Les principaux soupçons se portent sur le mari. Son procès a lieu, mais il n’y a aucune preuve, et Mary Jane Heaster n’ose pas dire qu’elle a parlé au fantôme de sa fille. C’est l’avocat d’Edward Shue qui prend l’initiative de signaler que l’unique témoignage existant est celui de la victime, manifesté depuis l’au-delà, espérant ainsi ridiculiser l’accusatrice. À la surprise générale, au lieu de faire passer la mère pour une illuminée, cette histoire convainc les jurés : Edward Shue est condamné à la prison à perpétuité. Il mourra trois mois plus tard, seul dans sa cellule, victime d’une fièvre soudaine et inexplicable.
Curiosité locale, sur le panneau du cimetière du village est inscrit depuis 1981 le texte suivant : « Ici est enterrée Zona Heaster Shue. Sa mort, en 1897, était présumée naturelle jusqu’à ce que son esprit se présente à sa mère pour lui décrire comment elle avait été assassinée par son mari Edward. Ce dernier a été condamné. C’est le seul cas connu à ce jour où le témoignage d’un fantôme a permis de condamner un meurtrier. »
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.
30.
L’esprit de Gabriel Wells plane sur la ville. Il réalise que ses relations avec les autres âmes errantes sont restées les mêmes que celles qu’il entretenait avec les gens quand il était vivant : méfiance, distance, évitement du regard. Après tout, il ne sait pas qui sont ces ectoplasmes au loin. Ce peut être des fous, des pervers, des meurtriers, ou tout simplement des casse-pieds.
Il retrouve son grand-père au cimetière du Père-Lachaise, dans l’est parisien, et repère l’emplacement où on va l’enterrer le lendemain matin.
– Voilà, fiston, demain matin c’est là, dans cette fosse, que s’achèvera le cycle de la multiplication de tes cellules depuis la fécondation de l’ovule de ta mère par le spermatozoïde de ton père.
– J’aime cet endroit, c’est un cimetière romantique.
– Tu vas être enterré juste à côté de moi. Nous serons voisins.
Un corbeau se pose sur la pierre tombale indiquant « IGNACE WELLS », plongeant Gabriel dans la mélancolie.
– Allez, une petite blague pour détendre l’atmosphère, lance alors son grand-père. Un type pleure devant une tombe et se lamente : « Tu n’aurais jamais dû mourir, jamais ! » Le gardien du cimetière passe par là et lui demande, ému par sa douleur : « C’était un ami à vous ? » L’autre répond : « Non, c’était le premier mari de ma femme. »
Gabriel, qui n’a pas le cœur à plaisanter, fixe intensément son grand-père.
– C’était quoi ton existence passée, papi ?
Ignace hésite à raconter une nouvelle blague, puis renonce, retrouvant son sérieux et sa prestance.
– Tu sais que c’est la première fois qu’on me pose cette question ? J’ai l’impression d’avoir attendu tellement longtemps cet instant où je pourrais enfin faire un bilan complet. D’une certaine façon, on peut voir ma vie comme une gigantesque blague à la chute… discutable.
La lune se dévoile alors lentement, faisant jaillir une volée de chauves-souris.
31.
« Je suis né en Pologne. Mon père était menuisier. Ma mère, femme au foyer, s’occupait de mes quatre frères et de mes trois sœurs. Quand nous commettions ce qu’il jugeait être une bêtise, mon père nous donnait des coups de ceinturon en nous menaçant : “Si tu pleures, tu en auras d’autres.” Si on faisait quelque chose qu’il considérait comme plus grave, il nous obligeait à rester dehors dans le froid. Ma mère, elle, était en permanence fatiguée. Elle passait ses journées à s’occuper de nous, de la cuisine, du ménage, de la lessive et de sa propre mère qui avait décidé de rester au lit en pantoufles et chemise de nuit en ne faisant que se plaindre. Je me souviens que ma mère était légèrement ronde ; elle avait une odeur aigre de sueur que j’aimais bien. Elle parlait peu, mais laissait de temps en temps échapper des soupirs, comme pour relâcher la pression.
Nous vivions dans un petit bourg de quelques centaines d’habitants à peine où tout le monde savait tout sur tout le monde, et où l’on se mariait jeune, des marieuses se chargeant d’organiser des unions favorables aux intérêts économiques des uns et des autres. La plupart des habitants étaient analphabètes et l’on comptait trois idiots du village. Il n’y avait pas de médecin. En cas de problème de santé, il fallait aller à Varsovie pour être soigné. Là-bas, l’alcool à 45 degrés faisait office d’anesthésiant avant une opération conduite à la pince, au rasoir ou au couteau par des barbiers sur les marchés. À 16 ans j’ai mis mes affaires dans un sac et j’ai fugué. Mais je n’étais pas un vilain petit canard, j’étais juste avide de quitter le monde de mes parents. Je suis parti vers l’ouest, j’ai traversé l’Allemagne puis la France avant d’arriver à Tourcoing. D’Ignaz Wellowski, je suis devenu Ignace Wells.