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Un jour, j’ai profité de ce que la sangle de mon poignet était moins serrée qu’à l’accoutumée pour libérer une main. Ensuite, je me suis libéré l’autre main, puis les pieds ; j’ai arraché tous les tuyaux et tous les fils, et je me suis laissé violemment tomber au sol, mais cela n’a servi qu’à me blesser légèrement. Comme mes jambes n’arrivaient plus à me porter, j’ai rampé. Je me souviens de ce jour béni : j’ai escaladé une commode avec toute la force que me procurait la rage de mourir pour accéder à la fenêtre et je me suis jeté dans le vide. Quand on a trouvé mon corps, un grand sourire illuminait mon visage et mon majeur était tendu en signe de défi à l’intention de ma chère compagne.

Ensuite, mon esprit a quitté ce véhicule délabré qu’était devenue mon enveloppe charnelle et j’ai retrouvé l’apparence que j’avais choisie : celle de mes 60 ans, le jour de ma retraite. Surtout, j’ai retrouvé une ouïe parfaite sans recours à la technologie.

J’ai d’autant plus apprécié mon premier vol ectoplasmique que j’avais passé mes derniers jours sanglé sur un lit d’hôpital. J’étais un aigle. J’ai goûté au plaisir de voler pendant quatre jours et quatre nuits, ce qui m’a procuré une jouissance extrême. Je me dis même parfois que cela valait la peine de connaître une fin aussi lamentable rien que pour vivre par contraste ce plaisir. En fait, je me faisais penser à une chenille qui se transforme en papillon : j’étais une chenille rampante, gluante, sale, morveuse, qui ahanait pour respirer, et la mort m’a libéré de ma chrysalide.

J’ai tout de suite compris qu’âme errante était mon destin. Je n’avais plus à subir les décisions des autres, et crois-moi, tout humain dont le bonheur dépend des décisions d’autrui peut se préparer à être malheureux. Il ne faut dépendre de personne – et surtout pas des médecins.

Moi la mort, je trouve qu’elle est pleine d’avantages.

Par exemple, détail qui paraît banal, on ne se fait plus piquer par les moustiques.

En hiver, on n’a pas froid. Et en été, plus de coups de soleil !

Ici, les aveugles voient.

Ici, les culs-de-jatte marchent.

Ici, plus de problèmes de constipation ou d’insomnie.

En somme, ici c’est “cool”, comme disent les jeunes.

Malgré tout, à mesure que le temps passait, je commençais parfois à m’ennuyer, alors j’ai cherché un centre d’intérêt. Et alors j’ai trouvé. TOI.

Toi, tu étais né à la bonne époque : tu as eu un vrai lit, une vraie poussette, de vrais cadeaux à Noël, une alimentation saine et équilibrée, ce qui t’a d’ailleurs permis d’être plus grand que moi, des parents qui t’ont aimé, qui ne t’ont pas frappé, des pédiatres à proximité, des médecins qui te donnaient des médicaments, des dentistes qui t’opéraient sous anesthésie, des professeurs réellement instruits.

Toi, tu n’es pas né en période de guerre. Tu n’as connu ni la misère ni la faim. De mon vivant, je pressentais bien que tu pouvais réaliser la vie que j’avais rêvée. Je t’avais donné le goût des histoires, le goût des livres, le goût des enquêtes. Mais c’est de toi-même que tu as eu envie d’écrire ces histoires qui étaient dans ta tête. Quand je suis mort, tu n’avais que 13 ans, et j’ai continué, à travers les songes, à t’influencer pour entretenir ta passion des belles histoires. Je crois que les êtres ont certaines prédispositions génétiques, mais qu’ensuite leurs parents, leurs professeurs, leurs employeurs influent sur eux, et aussi, dans une certaine mesure, les fantômes des ancêtres.

Regarde ton frère : il s’est dirigé vers la science. Toi, tu t’es dirigé vers la littérature. Ton frère est rationnel, toi, tu es plus tourné vers l’imaginaire. Une même graine a donné deux fruits complètement différents.

Quand tu as publié ton premier livre, le plus heureux n’était pas toi, mais moi ! Je réalisais MON rêve à travers toi. Et dès lors je ne t’ai plus quitté. Tu te croyais parfois en transe quand tu écrivais, mais en fait c’était moi qui t’animais et te soufflais l’inspiration. J’écoutais tes conférences, je découvrais par-dessus ton épaule l’avancement de tes manuscrits, j’étais ton premier lecteur.

Comme j’étais fier de toi ! J’en parlais parfois à d’autres amis ectoplasmes : “Tenez-vous derrière un de ses lecteurs et vous pourrez le lire.” Si bien que, je peux te le dire, dans l’au-delà, tu as beaucoup de fans, et pas des moindres ! Si je te disais que j’ai même conseillé à Conan Doyle en personne de te lire…

Quand tu es mort, évidemment j’étais là à t’attendre, mais je n’ai pas voulu te contacter tout de suite pour ne pas t’importuner. Je ne savais pas comment tu allais réagir. J’ai donc attendu que tu ailles espionner cette jeune actrice pour oser t’aborder. J’ai été très rassuré par ta réaction, tu n’as pas sursauté, tu m’as accepté comme un ami, maintenant que commence pour toi le meilleur de l’existence.

Alors, tu es prêt pour ton enterrement demain matin ? Il paraît qu’il va faire très beau. »

ACTE IIUn changement radical

32.

Il pleut de grosses gouttes grises et glacées.

Des corbeaux aux plumes détrempées observent le cortège funèbre et Gabriel se tient au milieu d’eux, curieux de savoir qui sera présent pour sa mise en terre.

Apparaissent dans l’ordre :

–La famille Wells : son frère Thomas, ses parents, ses oncles, quelques cousins.

–Son éditeur et quelques-uns de ses directeurs de collections et employés.

–Son médecin, Frédéric Langman. Son ami biologiste, Vladimir Krausz.

–Ses collègues de la Guilde de l’Imaginaire.

–D’autres amis écrivains, humoristes, chanteurs, acteurs qu’il fréquentait.

–Certaines de ses anciennes fiancées.

–Deux journalistes qu’il ne connaît pas.

–Trois photographes qui mitraillent à tout-va, probablement pour leurs agences de presse respectives.

–Une soixantaine de personnes que Gabriel estime être des lecteurs anonymes.

Tous marchent protégés par leur parapluie.

– Tu vois, je t’avais dit qu’il y aurait du monde, lui dit son grand-père.

– J’ai horreur des enterrements où l’on a froid et où tout le monde dit que le mort était formidable, rétorque Gabriel.