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Ces mots bouleversent Gabriel, alors qu’arrivent sur l’estrade ses collègues de la Guilde de l’Imaginaire. Le plus grand prend la parole au nom des autres :

– Gabriel avait formé avec nous une guilde d’auteurs motivés par l’envie de changer le paysage littéraire conventionnel. Nous avions du mal à nous voir régulièrement, du fait de nos emplois du temps respectifs, mais j’espère que la mort de Gabriel, qui nous réunit tous ici, nous permettra de reprendre ce combat, pour qu’enfin ce pays réussisse à cultiver différents genres de littérature.

Des applaudissements accueillent ce discours, tandis que s’approche le père de Gabriel.

– La pierre tombale m’a été inspirée par une conversation que j’ai eue avec Gabriel, explique-t-il. Il me disait son admiration pour un livre de Philip K. Dick, Ubik, dans lequel, à un moment, le héros se retrouve face à une tombe sur laquelle est écrit : « Je suis vivant et vous êtes morts. » Il l’avait ainsi commentée : « Quelle force, cette phrase ! Tu imagines, s’il y avait vraiment un gigantesque quiproquo et que ce soient les gens qui viennent se recueillir sur la tombe qui se croient vivants, sans s’apercevoir qu’en fait ce sont eux qui sont morts ? » Il avait d’ailleurs placé cette phrase en exergue de son roman le moins connu, Nous les morts.

À ces mots, les employés des pompes funèbres soulèvent la pierre tombale sur laquelle est gravé :

« JE SUIS VIVANT ET VOUS ÊTES MORTS. »

Certains, prenant l’injonction au premier degré, se pincent le bras et sourient, rassurés, alors que dans l’invisible, Gabriel constate que de plus en plus d’ectoplasmes viennent s’agglutiner autour d’eux. L’orage redouble.

Le cercueil est placé à l’horizontale puis descendu dans la fosse.

Le père de Gabriel, une fois la cérémonie achevée, propose que tout le monde se retrouve au café d’en face opportunément nommé « Café du Dernier Espoir » pour prendre un verre de l’amitié en se remémorant les meilleurs moments passés avec le défunt. Seuls quelques irréductibles lecteurs s’approchent pour déposer des fleurs, des messages, et toutes sortes d’objets symbolisant un cygne.

Gabriel rejoint la salle du bistrot pour écouter les conversations.

Il voit son frère s’approcher de son éditeur, qui lui présente aussitôt ses condoléances assorties d’un salut respectueux. Mais Thomas l’interrompt brutalement :

– Vous ne pourrez pas publier L’Homme de 1000 ans, monsieur de Villambreuse.

– Et pourquoi donc, monsieur Wells ? réplique l’éditeur, piqué au vif.

– J’ai détruit le fichier ainsi que toutes les sauvegardes qui en avaient été faites, et j’ai même brûlé les deux tirages papier existants. Je ne veux pas que l’œuvre de mon frère jumeau survive à sa mort. Je ne veux pas que vous continuiez à le publier alors qu’il est décédé. Je trouve cela mercantile et indécent.

33. ENCYCLOPÉDIE : LA MORT CHEZ LES MOINES SOKUSHINBUTSU DU NORD DU JAPON

Tout le monde souhaiterait maîtriser complètement l’instant de sa mort, mais c’est encore chez les moines bouddhistes du groupe Shingon, au nord du Japon, que l’art de mourir a atteint le summum de la complexité.

Cette obédience a été fondée au XIIIe siècle par le mystique Kobo Daishi, qui choisit de vivre ses derniers instants enfermé dans une caverne pour méditer. Lorsque ses disciples le retrouvèrent, ils s’aperçurent que son corps, au lieu de se décomposer, s’était automomifié. Ils mirent donc au point un rituel visant à reproduire ce miracle pour parvenir eux-mêmes, par la méditation, à un niveau d’éveil tel que le corps ne pourrirait plus. Ils étaient censés accéder ainsi à l’état de Sokushinbutsu, c’est-à-dire d’« êtres illuminés de l’intérieur ».

Pour atteindre un tel état, ces moines adoptaient un régime alimentaire très strict : ils ne se nourrissaient que d’aiguilles de pin, d’écorces d’arbre ou de graines afin de s’amaigrir au maximum. Ensuite, ils se faisaient enterrer vivants dans un tombeau de pierre d’un mètre sur un mètre enseveli. Ils se tenaient en position du lotus avec un tube en bambou qui leur permettait de respirer l’air de la surface, et un autre relié à une cloche. Tous les matins, ces hommes enterrés vivants tiraient la cloche pour signaler qu’ils étaient toujours en vie. On leur versait alors quelques graines dans le tube. Lorsque la cloche arrêtait de tinter, on considérait que le moine était décédé. Les autres moines retiraient les deux tubes, refermaient le tombeau et le recouvraient de terre.

Trois ans plus tard, les moines rouvraient le cercueil pour vérifier que la momification par l’esprit avait réussi. Le plus souvent, cela se révélait un échec et le tombeau était alors définitivement scellé. Cependant, il arrivait que cela réussisse. Le cadavre du moine devenu « sokushinbutsu » était alors sorti de terre, nettoyé, habillé, exposé et vénéré. Entre l’an 1200 et nos jours, on a recensé vingt-quatre cas de moines devenus des sokushinbutsu.

Ce phénomène est d’autant plus remarquable que, contrairement aux momies égyptiennes, il n’y a eu dans ces cas précis d’embaumement, que l’on pourrait qualifier de « naturel », aucun retrait d’organes. À ce jour, il est impossible d’expliquer scientifiquement que les bactéries, les champignons et les vers aient renoncé à les dégrader.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

34.

Le ciel doucement s’apaise. Les âmes errantes et les lecteurs anonymes se dispersent, alors que, plus loin, les membres du cortège boivent pour se détendre. Seules deux âmes errantes stagnent au-dessus de la tombe.

– Mais tu pleures, papi ! Je ne savais pas qu’un fantôme pouvait pleurer.

– Tu peux tout faire : pleurer, fumer, cracher, postillonner, souffler… du moment que tu t’imagines le faire ! Et j’ai trouvé la cérémonie tellement émouvante, reconnaît le vieil homme, que je n’ai pu retenir mes larmes.

– Je n’ai pas aimé le discours de Thomas.

Les deux hommes observent la plaque de marbre et son étrange inscription.

– Tu veux que je te dise, Gabriel ? L’opinion commune considère la mort comme un échec et la naissance comme une victoire. La mort est associée à tout ce qui est négatif, et la naissance au positif. Mais, si on regarde objectivement, c’est tout le contraire. Mourir nous libère de toutes les douleurs de la chair. On devient pur esprit. On devient léger. À l’inverse, si on réfléchit bien, naître n’est pas si formidable que ça. Tu quittes ta famille spirituelle pour débarquer dans une famille charnelle de purs étrangers, dont tu ignores tout. Les premières années, tu ne peux pas t’exprimer, tu ne peux même pas tenir debout. Tu dépends de tes parents pour être changé, nourri, pour te déplacer. Tu ne pourras jamais avoir la garantie que tes parents ne sont pas des fanatiques religieux bornés qui te punissent lorsque tu remets en question leur obscurantisme, et qui te lavent le cerveau. Tu peux être forcé d’ingérer des choses que tu refuses pour des raisons d’ordre spirituel, comme la viande rouge ou l’alcool. Des substances qu’on te force à mettre dans ton corps alors que tu sais intuitivement qu’elles te sont nocives. Naître, même avec des parents aimants, cela implique au moins treize ans au cours desquels ton esprit sera formaté par les autres, que ce soient tes proches, tes professeurs ou tes camarades.