– Tiens, je n’y avais jamais pensé sous cet angle…
– Plus je découvre ma vie dans l’au-delà, plus j’en suis convaincu. La mort est une libération, alors que la vie est une entrée dans un monde coercitif où il est difficile de s’épanouir. Et le risque est grand de passer à côté de celui qu’on est vraiment, et donc de rater sa vie.
– C’est ton point de vue, je n’en suis pas encore là, mais je l’entends.
– En tout cas c’est la raison pour laquelle jusqu’à présent j’ai refusé de me réincarner. Ici je ne suis pas si mal après tout. Bref, cessons de philosopher. Tu as entendu des phrases intéressantes au bistrot ?
– Mon frère a détruit mon dernier livre.
– Cela te chagrine ?
– Non, pas vraiment. J’avais beaucoup de doutes sur la qualité de ce dernier opus.
– Tu doutes de ton propre travail ?
– Bien sûr, papi. J’ai le trac avant d’écrire, j’ai peur de faire de mauvais choix durant la rédaction proprement dite, et en général, vers la fin, j’éprouve comme une sorte de rejet de mon propre travail, l’impression que ce qui est sorti de moi n’est pas assez bon et est indigne d’être présenté au grand public.
– Je te croyais plus fort que ça !
– Je ne vois pas le fait de douter de soi-même comme une faiblesse. En tout cas, pour L’Homme de 1000 ans, en toute honnêteté, je me demandais si je n’avais pas raté mon projet. Donc, qu’il ait disparu ne me chagrine pas plus que cela. Ce qui me préoccupe, en revanche, c’est que je ne comprends pas pourquoi mon frère, qui ignorait ce que valait le livre, l’a détruit.
Tous deux fixent la tombe.
– Tu en es où de l’enquête sur mon assassinat ? reprend Gabriel après un temps.
– J’ai profité de la nuit pour aller voir un de mes meilleurs indicateurs. Il y a une rumeur qui court dans l’invisible et qui nous ramène à l’une des règles les plus importantes de toute enquête.
– Laquelle ?
– « Cherchez la femme. »
– Sois plus explicite.
– Selon cette rumeur, une femme serait à l’origine de ton décès. Ceux qui font circuler cette information n’en disent pas plus et, à mon avis, ils n’en savent pas davantage.
– Mais ils la tiennent d’où, cette information ?
– Je n’en sais rien ; mon indic me l’a livrée comme je te la livre. Cela permet en tout cas d’envisager autrement l’enquête. Tu sais ce que je pense des femmes : il faut s’en méfier comme des serpents, et ce depuis l’épisode d’Ève et de la pomme. Je dois bien avouer que ta grand-mère n’a pas contribué à me faire changer d’avis.
– Je vais transmettre l’information à Lucy.
– En plus, l’arme du crime est un poison, dont nous savons tous deux que c’est une arme typique des femmes. Les hommes privilégient le poignard et le revolver, mais les femmes préfèrent verser discrètement un petit sachet de poudre quand leur victime a le dos tourné.
– Une femme ? Pour l’instant il n’y en a qu’une qui me vient à l’esprit.
Le ciel s’éclaircit soudain pour laisser la place à un soleil resplendissant et un arc-en-ciel.
Un corbeau se pose sur la pierre tombale de Gabriel. Et, en réponse aux humains qui ont soustrait ce cadavre qu’il aurait pourtant bien aimé déguster, il y dépose une fiente.
35.
– Je vous jure que je ne l’ai pas empoisonné.
– Et toutes ces recettes de poisons qu’on a retrouvées chez toi ?
– Je suis innocente !
– Tu es une empoisonneuse. On a même découvert dans les poubelles de ta cuisine des animaux morts qui ont dû te servir de cobayes. Des lapins, des souris, des rats tout secs et tout raides !
– C’est faux !
– Tous les éléments de l’enquête convergent vers toi.
– Non, je suis innocente, je vous le jure !
– Très bien, qu’on la soumette à la torture. Elle finira par avouer. Vous allez l’écarteler et lui faire boire de l’eau jusqu’à ce qu’elle avoue son crime.
– NOOOON !
– Emmenez-la !
– Je vous jure que je ne l’ai pas empoisonné !
La jeune femme s’effondre en pleurs, alors que des gardes la saisissent brutalement pour l’emporter vers la salle située au sous-sol du tribunal.
– Et… coupez ! Elle est parfaite ! s’écrie le réalisateur.
Tout le monde se détend. L’actrice essuie ses fausses larmes.
– Sabrina, tu as été merveilleuse.
– Merci.
– Maintenant, passe au maquillage et prépare-toi pour la scène de torture. On va utiliser pour ton supplice des éléments en bois et en fer, tu n’as aucune allergie à ces matériaux ?
– Du moment que mon maquillage ne coule pas et qu’il ne fait pas froid dans le studio, je serai prête pour tourner la scène dans une heure.
Lucy Filipini vient la retrouver dans sa loge pour l’interroger pendant qu’elle se prépare.
– Police. Capitaine Filipini. Puis-je vous poser quelques questions, mademoiselle Duncan ?
Elle sait maintenant présenter sa carte avec plus d’autorité et adopter un ton sec plus convaincant.
– Police, dites-vous ? C’est à quel sujet ?
– Tout d’abord, simple curiosité de cinéphile, c’est quoi ce tournage ?
– C’est un film historique sur la marquise de Brinvilliers, célèbre empoisonneuse de l’époque de Louis XIV. Vous connaissez cette affaire ?
– Euh, non…
– Cette pauvre fille a été manipulée par son amant, l’officier Godin de Sainte-Croix, pour empoisonner son père, ses deux frères et sa sœur. Elle les a éliminés en utilisant du poison concentré dans des pustules de crapaud. Elle s’était inscrite dans une sorte de société secrète de femmes qui cherchaient à se débarrasser des maris qu’on les avait précédemment forcées à épouser. Pauvres filles.
La médium n’ose pas signaler qu’elle a déjà eu l’occasion de discuter avec l’âme errante de ladite marquise de Brinvilliers au hasard de ses séances de spiritisme.
– Et vous, vous êtes là pourquoi, capitaine ?
– J’étais à l’enterrement de Gabriel Wells. Je vous ai vue et j’ai écouté votre discours avec attention. Or il y a une suspicion de mort non naturelle, précisément par poison. Je me demandais si vous aviez en votre possession des éléments qui pourraient m’aider à résoudre cette énigme.
– Gabriel a été assassiné ?
Sabrina semble abasourdie.
– Pour l’instant, dans l’intérêt de l’enquête, l’information doit rester confidentielle.
– Et vous pensez que cela pourrait être… moi ? Il ne faudrait pas confondre l’actrice et les rôles qu’elle interprète, ironise-t-elle. Je sais bien qu’au Moyen Âge il arrivait que la foule tue l’acteur qui jouait trop bien le personnage du méchant, mais on a évolué depuis…
– C’est moins en tant que suspecte que témoin que je vous interroge. Comme vous connaissiez bien Gabriel Wells, et que vous êtes la compagne avec laquelle il est resté le plus longtemps, vous pourriez peut-être me dire qui, dans son entourage, aurait pu avoir des raisons de lui en vouloir au point de souhaiter l’éliminer.