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Une accessoiriste vient proposer à la vedette divers modèles de chaînes pour la scène de torture et elle sélectionne celui qui a les maillons les plus petits.

– En fait, Gabriel était paranoïaque, il avait l’impression non seulement que personne ne le comprenait, mais que beaucoup lui en voulaient.

– Vous vous disputiez souvent ?

– Jamais. Il était allergique à toute forme de conflit. Il m’avait avertie dès le départ : « À la première dispute, on se sépare. » Au moins c’était clair.

– Il était jaloux ?

– Étonnamment, non. Il disait qu’il ne faisait pas aux autres ce qu’il n’aimerait pas qu’on lui fasse. Donc il ne se permettait pas d’être possessif parce qu’il n’aurait pas toléré qu’on le soit avec lui.

– C’est vous qui l’avez quitté ?

– J’ai rencontré un acteur américain, Billy Graham. Or j’ai toujours eu envie de démarrer une carrière outre-Atlantique. C’était une opportunité à ne pas rater. Gabriel l’a très bien compris et il m’a même dit : « J’espère que tu seras heureuse avec lui et que ta carrière aux États-Unis va décoller. » C’était dit sans aucun cynisme, il était sincère. Évidemment, j’aurais préféré qu’il montre un peu de déception, ou qu’il me fasse une petite scène de jalousie, mais non, au contraire, il essayait de me rassurer. La séparation s’est passée si facilement que je finissais par me demander s’il m’avait vraiment aimée. Bon, par la suite, Graham s’est révélé être plus intéressé par les hommes que par les femmes. Ma carrière américaine n’a jamais démarré et il ne m’a jamais fait l’amour. J’aurais dû être plus attentive. À bien y réfléchir, certaines choses auraient dû me mettre la puce à l’oreille…

Elle adresse un petit clin d’œil à la policière.

– J’imagine que dans votre métier vous devez aussi voir des gens bizarres, reprend-elle.

Une costumière arrive et l’aide à se déshabiller. Puis la maquilleuse prend le temps de chercher la bonne teinte de poudre et l’étale sur la peau claire de l’actrice.

– Et après vous, Gabriel Wells a été avec d’autres femmes que vous connaissiez ?

– Gabriel aimait les femmes. À force d’écrire des histoires plus ou moins à l’eau de rose, il était devenu lui-même un romantique. Chaque fois qu’il en rencontrait une nouvelle, il envisageait de l’épouser et de lui faire des enfants. C’est moi qui, ensuite, jouais la conseillère et calmais ses enthousiasmes successifs. C’était le contraire d’un papillonneur, c’était un explorateur. Un jour, je lui ai dit qu’en fait il se mettait en couple pour alimenter ses scènes d’amour. Il a ri et avoué qu’il y avait un peu de ça. D’ailleurs, je suis présente en filigrane dans beaucoup de ses romans. L’héroïne de son deuxième « Cygne », La Nuit du cygne, Esmeralda, c’est moi. La scène où, durant l’acte amoureux, la fille raconte son plus grand fantasme, est directement inspirée de ce que nous avons vécu. Je lui avais dit : « Tiens, on va voir si, quand je te décris mon plus grand fantasme, ça a un impact sur la vigueur de ton sexe alors qu’il est en moi. »

Lucy Filipini, très gênée par cet aveu, essaie de trouver une contenance en buvant un verre d’eau, mais elle avale de travers et s’étouffe.

– À chaque phrase que je prononçais, je ressentais une infime modification de son corps dans le mien. Il m’a alors félicitée d’avoir inventé le meilleur moyen de vérifier l’intérêt d’une histoire ! Après ça, chaque fois que nous faisions l’amour, je devais imaginer un fantasme encore plus osé pour le surprendre…

Sabrina a prononcé cette phrase avec un petit regard coquin, faisant rougir Lucy qui a du mal à retrouver sa respiration naturelle.

– À sa manière, Gabriel était un vrai gosse. Quand nous faisions l’amour, j’avais l’impression qu’il était ému et reconnaissant comme un enfant. Cela devait réveiller un peu ma fibre maternelle. Il m’a confié qu’il avait écrit chacun de ses romans en pensant à une femme. Il disait que la motivation de tout créateur est d’impressionner pour séduire, tout comme la parade amoureuse chez les paons, ou le chant chez les mainates. Il répétait souvent que tout ce qui est beau dans la nature l’est pour permettre l’accouplement : les fleurs, par exemple, ont de belles couleurs pour attirer les abeilles qui vont leur permettre de répandre leur pollen. Comme il le disait : « L’amour et l’art sont les deux seuls moyens de prolonger notre trace dans le temps. »

Sabrina sourit. Des coups de marteau retentissent, ceux des charpentiers qui terminent l’installation de la salle de torture.

Le réalisateur apparaît dans l’entrebâillement de la porte :

– Au fait, Sabrina, est-ce que tu préférerais des cordes plutôt que des chaînes ?

– Ah oui, ça peut être pas mal, mais il faudra faire attention à ne pas trop serrer parce que ma peau marque facilement et ça risque de faire un trop gros contraste à l’écran.

– Je transmets l’info aux accessoiristes.

L’actrice se tourne vers la « policière » :

– Donc nous disions, capitaine ?

– Gabriel Wells avait-il, à votre connaissance, des ennemis ?

– Très peu. En fait, dans son domaine, il n’avait pas vraiment de concurrents, il ne gênait personne, il avait créé son propre territoire. Il ne volait de lecteurs à personne, il en ajoutait plutôt au troupeau.

– Sauf son détracteur, le critique Jean Moisi, qui a clamé partout qu’il fallait l’éliminer. Vous pensez qu’il aurait pu passer à l’acte ?

– Dès qu’il a su que j’étais en couple avec Gabriel, Moisi s’est mis à m’envoyer des SMS disant qu’une actrice aussi formidable que moi ne devait pas perdre son temps avec de mauvais écrivains. Il m’a ouvertement demandé de quitter Wells pour lui. Je n’ai pas répondu, mais il n’a jamais cessé de m’envoyer des messages de ce genre dans le but de me séduire. On peut dire qu’il sait ce qu’il veut…

– Avez-vous eu de ses nouvelles depuis la mort de Gabriel ? lui demande Lucy.

– Et plutôt deux fois qu’une ! La fréquence de ses messages n’a fait qu’augmenter au cours des derniers jours. J’ai l’intention de porter plainte pour harcèlement.

– Moisi aurait-il pu l’assassiner, selon vous ?

La maquilleuse, armée d’un fin pinceau, teinte l’aréole des tétons de l’actrice. Sabrina est amusée de voir que Lucy détourne le regard.

– C’est la première fois que vous assistez à un tournage ? demande-t-elle.

– Euh, oui.

– Fermez les yeux.

Sabrina se lève et embrasse Lucy sur la bouche.

– C’est aussi pour cela qu’on fait ce métier, pour braver tous les interdits. Et en plus on est payé pour ça.

Elle se penche de nouveau vers elle et dépose sur ses lèvres un baiser plus long tandis que la maquilleuse continue son travail sur les tétons de l’actrice sans même leur prêter attention. Cette fois-ci, Lucy est rouge pivoine. Elle respire amplement et l’actrice semble ravie de l’effet produit.

– On disait quoi déjà ? Ah oui, Moisi. Il parle beaucoup mais il agit peu.

– Alors, qui ça pourrait être ? demande Lucy en essayant de reprendre ses esprits.

Sabrina s’observe dans le miroir puis se retourne.

– Son frère jumeau : Thomas. Lui aussi m’a toujours draguée en parallèle, même quand j’étais avec Gabriel. Il a toujours désiré ce qu’avait son frère. Il voulait sa gloire, il voulait sa fortune, il voulait ses conquêtes. Donc moi.

Sabrina sort son smartphone et lit à Lucy un vieux message de Thomas :

« Je n’en peux plus, je pense à toi tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes, toutes les secondes. Ton silence est le pire des supplices. Gabriel est un égoïste qui ne t’aime pas comme tu le mérites. Il n’aime que lui-même. »