Gabriel regarde son grand-père avec affection. Les blagues l’ont sauvé alors c’est plus fort que lui, il vit avec elles, même après la mort. Gabriel imagine même que c’est peut-être grâce aux blagues qu’il a pu supporter sa grand-mère et résister à la tentation de divorcer. Chacune d’elles en dit long sur la vraie personnalité d’Ignace.
Ils planent comme deux oiseaux dans le ciel parisien et atterrissent gare de Lyon.
– Comment retrouver la trace d’un fuyard qui est allé un vendredi 13 avril gare de Lyon, il y a neuf ans ? Cela va être difficile, dit Gabriel, visiblement découragé par l’ampleur de la tâche.
– Tu oublies à qui tu as affaire : au lieutenant de police Ignace Wells, le roi de l’enquête de terrain. Ton Samy Daoudi, qu’il soit de ce côté-ci du monde ou de l’autre, nous allons le retrouver, crois-moi.
Les deux âmes errantes commencent à circuler dans le hall de la gare. Ignace s’approche de plusieurs hommes en uniforme de la SNCF.
– Tu cherches quoi, papi, exactement ?
– Un vieil employé alcoolique. « Vieux » pour être sûr qu’il était là il y a neuf ans. « Alcoolique » pour avoir une capacité d’action sur lui. Je t’ai déjà expliqué qu’on ne peut agir que sur les gens qui ont des auras à trous. On profite du fait qu’ils ne sont pas étanches pour les influencer.
– Un drogué pourrait donc aussi faire l’affaire.
– Tu as raison. Mais on a peut-être plus de chances de tomber sur un employé alcoolique que drogué.
– Pour quelles autres raisons, déjà, peut-on avoir une aura qui n’est pas étanche ?
– En cas de schizophrénie ou de somnambulisme, ou chez les sujets qui sortent de leur corps pour faire un voyage astral ou de la méditation transcendantale. Mais crois-moi, ici le plus simple est encore de trouver un employé qui boit.
Ignace et Gabriel parcourent tous les services administratifs de la gare de Lyon. Ils scrutent les guichetiers dans l’espoir de repérer des yeux rouges aux pupilles dilatées, des pommettes aux veines apparentes, des mains qui tremblent. Mais ils ne détectent rien.
Finalement, Ignace trouve dans les toilettes un individu qui boit en cachette du whisky directement à la bouteille.
– Ça y est, j’en tiens un ! dit-il en récupérant son petit-fils. Viens vite !
L’individu a une aura marbrée de noir et trouée à plusieurs endroits.
Ignace pénètre par un de ces orifices et lui touche le cerveau.
L’homme a un hoquet. Son regard change.
– Tu fais quoi, là, papi ?
– J’examine sa pensée. Par chance, c’est un type qui a accès aux ordinateurs généraux. Il s’occupe de la maintenance informatique.
Ignace enfonce plus profondément son doigt dans les méninges de l’employé.
L’homme titube pour rejoindre son bureau et s’installe face à son écran, qu’il déverrouille en tapant son code d’accès. Ignace l’influence alors pour qu’il inscrive dans le moteur de recherche le nom de Samy Daoudi et la date du vendredi 13 avril neuf ans plus tôt.
Ils découvrent avec surprise qu’un passager répondant à ce nom a acheté ce jour-là à 11 heures un billet pour Genève.
– Notre amant magnifique s’est enfui en Suisse quelques jours avant l’arrestation de sa dulcinée, commente simplement Ignace.
38.
Lucy Filipini bat des paupières pour montrer son approbation.
– Je viens te voir car je ne comprends pas pourquoi les gens ne me disent plus bonjour, lui dit l’homme en face d’elle.
– Cela fait combien de temps ?
– Trois jours.
– Et qu’est-ce qu’il s’est passé il y a trois jours ?
– Je suis sorti de l’hôpital.
– Pourquoi étais-tu à l’hôpital ?
– Une opération des yeux. Mais cela s’est bien passé.
– Je ne crois pas, non.
– Ah, alors je suis encore à l’hôpital sous sédatif et je rêve ?
– Non, tu es mort.
L’homme en boubou et lunettes semble décontenancé.
– Tu es sûre, Lucy ?
– Oui, Mamadou. Tu veux que je t’aide à monter ou tu penses pouvoir y arriver seul ?
– Je… tu… enfin, je suis désolé, mais je ne te crois pas. Je sais que tu me fais une blague. Sacrée Lucy ! Allez, je rentre chez moi, j’ai du travail.
Il enfile son manteau imaginaire et déguerpit par la porte, en mimant le geste de l’ouvrir et de la fermer.
Lucy secoue la tête. Elle est émue et lâche un petit sanglot avant de pleurer carrément. Un chat noir vient lécher les larmes sur sa joue.
– Bonjour Lucy, dit alors Gabriel en s’approchant doucement. Je ne vous dérange pas ?
La médium, qui arrange sa coiffure et tâche de se redonner une contenance, reste silencieuse.
– C’était votre bienfaiteur sénégalais ?
– Il n’aurait pas dû tenter l’opération des yeux. Il a dû y avoir un problème avec l’anesthésie.
Elle essaie de sourire.
– Vous voyez : vous n’êtes pas le seul à ne pas vous être aperçu tout de suite de votre état. Selon mes estimations, un tiers des morts se croient vivants.
Elle installe la poupée de clown, comme ils en ont désormais l’habitude.
– Un tiers ?
– Parmi eux, beaucoup pensent que ce sont eux qui sont vivants et que c’est nous qui sommes morts.
Gabriel affiche une moue dubitative.
– C’est logique, aucune machine ne peut vous informer de votre état « physique ». Alors chacun, subjectivement, considère qu’être vivant c’est « être comme lui ».
– C’est pour cela que l’inscription sur votre pierre tombale m’a semblé pertinente, je pense qu’elle s’applique réellement à beaucoup de gens.
– Et vous vous faites souvent déranger par des morts ?
– Le pire c’est quand cela se produit en pleine nuit. Ça m’est arrivé pas plus tard que la semaine dernière. Une dame m’aborde vers 4 heures du matin et me dit : « Je veux parler à ma fille. » Je consens à me relever sur un coude et je m’aperçois que mon interlocutrice est en chemise de nuit, pieds nus, qu’elle a un visage très ridé, des cheveux blancs filasse. C’est mauvais signe. Normalement, les gens choisissent de reprendre l’apparence qu’ils avaient à 30 ans et veillent à se visualiser bien habillés. Quand je l’interroge sur son nom, elle me dit qu’elle ne s’en souvient plus. Je lui demande alors où elle vit et elle ne se souvient toujours pas. Elle souffrait en fait de la maladie d’Alzheimer. Quand les gens meurent avec cette affliction, ils mettent parfois des mois à retrouver la mémoire.
– Maintenant que vous me le dites, la nuit où nous sommes allés prélever du sang sur mon cadavre, j’ai vu dans l’hôpital quelques ectoplasmes sans visage…
– Ce sont ceux qui ne se souviennent même pas de la forme de leur propre visage.
– C’était assez impressionnant : leur tête était parfaitement lisse, comme un ballon gonflable.
Lucy se lève et va vers la fenêtre.
– Je suis allée voir votre première suspecte, lance-t-elle de but en blanc : Sabrina. Sacrée femme ! Je l’ai trouvée non seulement très belle, mais très impressionnante. Vous avez franchement beaucoup de chance d’avoir pu vivre avec une femme aussi charismatique.