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– Les actrices sont vraiment des êtres à part. Elles vivent dans la séduction permanente. Au quotidien ce n’est pas toujours simple, mais vu de l’extérieur je comprends que cela puisse faire forte impression.

– Ce qui était un peu spécial, c’est que je l’ai vue se préparer à être torturée pour avoir empoisonné des gens.

– Et elle a avoué ?

– Dans le film, je ne sais pas, mais lors de notre rencontre elle m’a dit qu’elle vous adorait et qu’elle n’aurait jamais voulu vous causer le moindre tort. Je crois que dans le fond elle espérait que vous finiriez par vous remettre ensemble. Elle pense que vous êtes l’homme de sa vie. Moi, à votre place, je n’aurais pas hésité, j’aurais tout fait pour épouser une femme aussi sublime.

Gabriel n’ose pas lui dire que, pour obtenir le résultat qu’elle a vu, il a fallu des heures de maquillage et de coiffure, doublées d’onéreuses séances de chirurgie esthétique. Lucy, au contraire, a une beauté naturelle qui la surpasse de loin.

– Elle soupçonne votre frère.

– Vraiment ?

– Elle dit que Thomas voulait tout ce que vous aviez, à commencer par elle.

Les chats viennent se frotter à ses mollets pour être caressés. Gabriel regrette de ne pas pouvoir lui-même ressentir ce contact si particulier avec la fourrure des félins.

– C’est elle qui m’a quitté. Et ce n’est que lorsque Sabrina a appris que j’étais heureux avec une autre femme qu’elle a manifesté son envie de revenir avec moi.

– Moi, je ne suis pas comme ça, l’interrompt Lucy. J’ai un amour, Samy, un seul, et cela ne changera jamais. Vous devez penser que je suis quelqu’un de très solitaire, et peut-être aussi que ma fidélité au souvenir de Samy a quelque chose d’absurde…

Il ne répond pas. Après un silence, Lucy reprend :

– C’est étrange, mais je crois que la plupart des vrais médiums ne peuvent pas jouir d’une vie normale. J’ai d’autres amies qui parlent avec les morts, et très peu sont socialement adaptées. Soit elles vivent seules avec des chats, comme moi, soit elles vivent à la campagne, isolées. Très peu ont une vie sexuelle active. Comme si l’énergie nécessaire pour se brancher sur celle des morts empêchait de se brancher sur celle des vivants.

– Cela me rappelle les contes pour enfants. La petite sirène d’Andersen, par exemple, perd ses pouvoirs si elle fait l’amour avec un homme.

– C’est peut-être aussi pour cela que je n’ai jamais cherché à rencontrer d’autres hommes. D’ailleurs, vous en êtes où de l’enquête ?

– Daoudi ? On a retrouvé sa trace. Il est allé à Genève. Demain nous irons poursuivre nos investigations là-bas.

– « Nous » ?

– J’enquête avec mon grand-père Ignace.

Elle hausse les épaules.

– Votre pourvoyeur en blagues ? Bon, du moment que vous réussissez, libre à vous d’enquêter avec qui vous voulez.

La nuit est maintenant bien avancée. Après avoir effectué sa séance de déparasitage et médité une vingtaine de minutes, Lucy s’apprête à aller se coucher.

– Bonne nuit, Gabriel, dit-elle.

– Bonne nuit, Lucy.

Un chat ronronne. Elle se relève sur un coude.

– Je n’aime pas que vous m’épiiez pendant que je dors.

– Comment vous le savez ?

– Mes chats me servent de sentinelles. N’oubliez pas qu’eux, ils vous voient.

L’écrivain s’élève au-dessus du lit, tournoie telle une danseuse d’opéra, traverse le toit. Il étend ses bras, plane sur la ville et se sent heureux. Pendant quelques instants, la question de savoir qui l’a tué ne l’obsède plus.

Ce qu’il voudrait vraiment savoir, c’est quels sont les rouages cachés qui font tourner l’univers…

39.

Gabriel Wells atterrit sur la cascade du bois de Boulogne. Alors qu’il s’approche de la caverne d’où jaillit l’eau, des chauves-souris qui ont perçu sa présence s’envolent simultanément en brassant l’air de leurs ailes souples.

Il voit au loin d’autres ectoplasmes, mais n’ose pas les approcher.

– Alors, chéri, on se promène ? Tu cherches un peu d’amour ? lui demande une voix au fort accent brésilien.

Il sursaute, se retourne et aperçoit un travesti au décolleté plongeant. Même devenu âme errante, l’esprit semble avoir conservé sa tenue de travail.

– Moi, tu sais comment je suis morte ? C’était lors de la grande tempête du 26 décembre 1999. J’ai continué à travailler ce jour-là et un arbre m’est tombé dessus. Quand les secouristes sont arrivés, seuls mes jambes et mes bras avec mon sac à main dépassaient du tronc.

Elle éclate d’un rire qui dévoile ses dents.

Gabriel comprend que non seulement les gens sont en effet prisonniers de l’histoire qu’ils se racontent sur eux-mêmes, mais qu’une fois morts ils n’ont de cesse de chercher un public pour la faire perdurer.

D’autres travestis brésiliens, voyant que leur collègue a trouvé une oreille attentive, accourent et tentent de partager leur propre histoire.

– Moi, c’est mon proxénète qui m’a giflée, je suis tombée en arrière sur une pierre.

– Moi, c’est mon chirurgien esthétique qui m’a contaminée avec du matériel mal désinfecté.

En voyant tous les ectoplasmes de travestis brésiliens se retrouver pour se raconter leur histoire, Gabriel prend conscience que le désœuvrement est peut-être la plus grande souffrance des âmes errantes. Traîner sans rien avoir à faire revient à condamner son esprit à moudre inlassablement des souvenirs. C’est pourquoi il est important d’entretenir le récit de sa vie, et même de la magnifier pour lui donner encore plus d’ampleur.

Il abandonne le bois de Boulogne et remonte vers le nord pour aller voir sa tombe au cimetière du Père-Lachaise.

Il relit la formule gravée dans le marbre et s’assoit sur la pierre tombale en songeant : Quelle dérision.

Toute sa vie finalement n’aura été que dérision.

Il estime qu’il n’y a qu’une seule forme d’humour valable : celle qui consiste à se moquer de soi. Mais ce n’est pas facile, car tout tend à faire croire à l’homme que ce qui lui arrive est dramatique. Finalement, la vie n’est qu’une comédie. Ou encore, plus simplement, une blague qui se termine par une chute plus ou moins réussie. L’excipit ?

Il entre à l’intérieur de son cercueil et observe son enveloppe charnelle encore pratiquement intacte grâce à l’excellent travail des thanatopracteurs qui, juste avant son enterrement, ont installé de la résine dans son système veineux pour que son corps garde sa forme. Il n’aperçoit ni vers, ni champignons, ni même moisissure.

Dire que je croyais n’être rien d’autre que ce corps…

Il faudrait avertir les vivants et leur dire : « Vous n’êtes pas un corps qui possède un esprit. Vous êtes un esprit qui possède un corps. »

Cela le fait sourire, mais il se dit que cette phrase, dont le sens est limpide à ses yeux, risque d’être mal comprise tant elle est énigmatique.

Il continue de réfléchir : Qui suis-je, maintenant que je sais que je ne suis pas « seulement » Gabriel Wells ?

Il ressort du cercueil et s’assoit en position de méditation, comme il a vu Lucy le pratiquer.

Il approfondit sa réflexion :

Il faut que mon œuvre me survive.