– Désolée de vous le dire, mais ça a l’air passionnant. Cela m’aurait beaucoup intéressée de lire ce livre.
– Le problème, c’est que l’intrigue ne tenait pas. Gabriel a été dépassé par son sujet. Ou plutôt par ma documentation. Je lui avais donné ces trois idées à exploiter, mais elles étaient pour lui comme des braises brûlantes qu’il n’arrivait pas à manipuler. Il avait l’habitude de réécrire au moins dix fois ses intrigues avant de trouver la bonne, en repartant chaque fois de zéro. Or là il n’était pas du tout satisfait ; cela ne lui semblait pas encore « au point ». Il me l’avait clairement signalé.
La médium hoche la tête. Elle a fait le tour des questions qu’elle voulait lui poser mais n’a pas envie de partir.
– À mon tour d’en apprendre un peu plus sur vous, mademoiselle Filipini. D’abord, avez-vous couché avec lui ?
Lucy avale son thé de travers et se met à tousser.
– Non ! Quelle idée !
– Vous m’avez dit que vous étiez amis, j’ignore quand vous vous êtes rencontrés mais, connaissant la fascination de Gabriel pour Hedy Lamarr et vu votre ressemblance, cela me paraissait tout à fait possible.
Elle se lève comme pour mettre fin à la conversation.
– OK, deuxième question : en tant que… « médium », êtes-vous encore connectée à lui ?
– Il m’arrive de lui parler, en effet.
– Souvent ?
– Tous les jours.
– Alors ça veut dire qu’il n’a pas complètement disparu ?
Lucy Filipini se rassoit et saisit un cube blanc dans le sucrier.
– Ceci est un sucre, vous êtes d’accord ?
Elle le jette dans sa tasse et le regarde se diluer dans l’eau chaude de son thé.
– Alors maintenant, laissez-moi vous poser une question : est-ce que le sucre a disparu ?
Thomas apprécie la démonstration et l’encourage d’un geste à poursuivre.
– La réponse est non. Il a simplement changé de forme. Il est passé de l’état cubique, solide et blanc à l’état liquide, dilué et transparent. Un sens permet de le percevoir : le goût. Eh bien, l’esprit passe de la même façon de l’état perceptible par les yeux à l’état immatériel uniquement repérable par ceux qui ont développé une autre forme de perception.
– Je dois reconnaître que c’est une jolie métaphore.
Lucy garde le silence quelques instants, le temps de savourer son thé.
– Je sais que vous ne croyez ni aux fantômes, ni au Père Noël, ni à l’astrologie et que…
Il la coupe :
– Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Je suis rationnel, mais je suis aussi capable de me remettre en question.
– Qu’est-ce qui pourrait vous faire changer d’avis ?
– Vous.
Il la fixe intensément.
– Pour qu’un humain consacre autant de temps et d’énergie à résoudre le mystère d’un décès, c’est qu’il y a une raison précise. Or vous n’avez pas l’air trop allumée. On a donc une très belle femme se prétendant médium qui s’est procuré une fausse carte de police pour pouvoir rencontrer un type qu’elle pense a priori hostile à ses idées. Cela me semble bien suffisant pour qu’au moins j’envisage de revoir mes positions.
– Si ce n’est pas vous qui l’avez assassiné, qui pensez-vous que cela puisse être ?
– Selon vous, c’est à moi que profite le crime. Alors reposez-vous la question : à qui profite « vraiment » le crime ? Et la réponse est : à son éditeur. Mon frère avait écrit une nouvelle intitulée « Gloire posthume ». C’est l’histoire d’un auteur à la carrière minable, mais dont le décès est, par erreur, annoncé dans la presse, de sorte que l’auteur connaît le succès à titre posthume. L’éditeur publie de nouveau tous ses titres, qui caracolent en tête des palmarès. L’auteur veut révéler qu’il y a eu une erreur et qu’il est vivant, mais son éditeur lui déconseille de gâcher une telle opportunité. L’auteur obtempère, et les ventes continuent de monter. Un jour, comme l’écrivain n’en peut plus de rester dissimulé et s’apprête à tout raconter aux journalistes, l’éditeur finit par… l’assassiner réellement.
– Gabriel a vraiment écrit ça ?
– C’était un texte prémonitoire, à mon avis. Avec le recul, on peut dire que mon frère a eu un destin idéal : gloire, fortune, et mort sans vieillir.
– Il avait pourtant l’impression d’être incompris.
– Je lui ai un jour demandé s’il valait mieux être un écrivain de talent sous-estimé ou un écrivain sans talent surestimé. Il a éclaté de rire et reconnu que, finalement, il n’échangerait pas sa place contre celle de la plupart des auteurs à la mode, même s’ils entrent à l’Académie française ou obtiennent le prix Goncourt.
Il tapote sur le clavier de son ordinateur et ouvre une page d’actualité.
– Venez voir. Alexandre de Villambreuse ne chôme pas. Quand il a compris qu’il ne pourrait pas éditer L’Homme de 1000 ans, il a fait rééditer Nous les morts. Moyennant quoi, ce livre qui a été un échec à sa sortie est actuellement numéro trois des ventes. Pour un éditeur, « un bon auteur est un auteur mort », croyez-moi. Et puis, au cas où vous auriez encore un doute, regardez.
Il montre à Lucy une autre page dont le titre s’étale en grosses lettres en haut de l’écran :
« JE VEUX INVENTER L’ÉCRIVAIN VIRTUEL DU FUTUR. »
– La dépêche est tombée tout à l’heure. Alexandre de Villambreuse a annoncé qu’il allait lancer un projet visant à fabriquer un logiciel informatique, Gabriel Wells Virtuel, pour que celui-ci rédige L’Homme de 1000 ans à la manière de son éponyme.
Lucy survole l’article quand soudain Thomas Wells lui demande :
– J’aimerais vous revoir dans de meilleures conditions pour vous aider dans l’enquête et découvrir ce monde des spirites que je connais si mal. Pourrions-nous envisager d’aller au restaurant ensemble un jour, mademoiselle Filipini ?
43. ENCYCLOPÉDIE : DOYLE ET HOUDINI, L’ÉCRIVAIN SPIRITE ET LE MAGICIEN SCEPTIQUE
Conan Doyle est né en 1859. Après des études de médecine, il devint très vite célèbre grâce à sa première nouvelle mettant en scène le détective Sherlock Holmes : « Une étude en rouge ». Il était parvenu à créer un nouveau type de personnage capable de résoudre les énigmes par la seule observation de détails apparemment anodins.
Conan Doyle participa d’ailleurs personnellement à des enquêtes policières. Ses observations et ses déductions permirent même d’innocenter deux condamnés : George Edalji, un Indien inculpé pour chantage, et Oscar Slater, un juif allemand condamné pour violences.
Après avoir connu une gloire fulgurante, il se lassa de son héros qu’il mit à mort en 1893 dans la nouvelle intitulée « Le Dernier Problème ». Sherlock Holmes est assassiné, puis jeté dans les chutes de Reichenbach par son ennemi de toujours, le professeur Moriarty. Mais le public réagit avec hostilité à la mort du détective, au point que la reine d’Angleterre dut intervenir en personne pour que Doyle le ressuscite. Il réapparut ainsi dans Le Chien des Baskerville, publié en 1901.
Éduqué dans une école catholique en Écosse, Conan Doyle en était ressorti méfiant vis-à-vis de la religion. Cependant, des événements terribles le frappèrent : sa première épouse, Louisa, mourut de tuberculose en 1906 ; son fils Kingsley décéda de la même maladie en 1908 ; son frère cadet Duff mourut d’une pneumonie et il perdit ses deux beaux-frères et ses deux neveux durant la Première Guerre mondiale. Tous ces deuils entraînèrent Doyle dans une longue dépression. Il se tourna alors vers le mouvement spirite pour tenter d’entrer en contact avec ses chers disparus, et les aventures de Sherlock Holmes qui suivirent cette période macabre portent la marque de ce thème qui l’obsédait. En Russie, ces livres furent même interdits pour « promotion de l’occultisme ». Une rencontre allait alors changer sa vie : celle de Harry Houdini.