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– Nous allons avoir du mal à retrouver la trace de Samy Daoudi ici, s’inquiète Gabriel.

– C’est une clinique, il doit donc y avoir des morts qui pourront nous informer.

Ils repèrent la morgue. Une vingtaine d’âmes errantes tournoient sous le plafond comme des moustiques autour d’une lampe.

– Pardon de vous déranger, messieurs-dames. Y en a-t-il un parmi vous qui était vivant il y a neuf ans et se rappellerait un homme qui serait arrivé un vendredi 13 avril ? Il était grand, avec des cheveux noirs, l’allure un peu timide, lance Ignace.

– Tu crois vraiment que cela va suffire à ce qu’on le reconnaisse ? ironise un des ectoplasmes.

– Il disait souvent « Si cela ne vous dérange pas ».

– Pourquoi on t’aiderait, d’abord ?

– Parce que nous avons un contact privilégié avec une médium.

– Et elle fait quoi, ta médium ?

– Elle a accès à des propositions de réincarnation dans des fœtus haut de gamme.

Les autres ne semblent pas intéressés.

– Ça n’a pas l’air de les motiver, constate Gabriel, déçu qu’il n’y ait pas plus de solidarité entre âmes errantes.

Un jeune homme s’avance.

– Moi je me souviens d’un type qui peut correspondre à votre description. Il s’est fait refaire le visage. Il a aussi changé de nom. Il s’est mis à porter la barbe. Un type gentil, un peu réservé. En effet il disait tout le temps « Si cela ne vous dérange pas ». Mais je ne vous donnerai son nom qu’à une condition : je veux que vous utilisiez votre amie médium pour intercéder, non pas au-dessus, mais en dessous.

Les trois ectoplasmes s’isolent pour parler sans être entendus par les autres. Le jeune reprend :

– Il faut d’abord que je vous raconte comment je suis arrivé ici. J’avais 19 ans et je roulais tranquillement sur une départementale, quand un véhicule a surgi en zigzaguant pour me doubler, avant de me faire une queue-de-poisson et de me percuter. Ma voiture a basculé dans le ravin, a fait plusieurs tonneaux et s’est enflammée. Comme j’étais coincé par ma ceinture de sécurité, j’ai brûlé vif. Les secours sont arrivés suffisamment vite pour me sauver et ils m’ont amené dans cette clinique qui comporte un service pour grands brûlés. J’ai tenu huit mois. Mes douleurs ont été atténuées à grand renfort de morphine, mais j’avais des périodes de lucidité. C’est là que j’ai croisé votre ami. À cette époque je ne faisais qu’agoniser lentement, je souffrais terriblement.

– Ils ont fait de l’acharnement thérapeutique ? Ah, les salauds ! compatit Ignace.

Le jeune homme hoche la tête et poursuit :

– Le chauffard qui m’a percuté, par contre, n’a pas eu une égratignure. Il a été arrêté, les gendarmes l’ont fait souffler dans le ballon et ont constaté qu’il était ivre au moment de l’accident. C’était un récidiviste, il avait déjà écrasé un piéton en état d’ivresse. Mais son avocat a été très fort : il s’en est tiré avec une peine de trois mois de prison avec sursis et un retrait de permis de conduire de six mois qu’il n’a même pas respecté.

– Vous voulez qu’on vous venge ?

– Ce n’est pas ce qui m’importe. Après ma mort, ma mère a monté un comité de soutien pour qu’il écope d’une peine plus conséquente et surtout qu’on l’empêche de recommencer. Elle a mobilisé une dizaine de bénévoles qui continuent aujourd’hui encore à distribuer des tracts, elle multiplie les pétitions, elle passe son temps à essayer de rencontrer des politiciens pour obtenir gain de cause.

– C’est bien, non ?

– Non, ma mère est malheureuse. Et moi je l’aime. Ce qu’elle appelle mon « assassinat par un fou dangereux » la ronge. Elle est obsédée par ce chauffard, elle y pense sans cesse, elle ne dort plus. Les trois quarts de son temps sont consacrés à cette affaire. Mon père a craqué et l’a quittée. Beaucoup la considèrent comme une extrémiste de la lutte contre l’alcool au volant. Je ne veux plus qu’elle soit tourmentée par ma mort. Je vais vous donner son nom et son adresse. J’aimerais que votre médium aille lui dire que j’ai pardonné à mon assassin et que je souhaiterais qu’elle fasse de même, afin qu’elle bâtisse son propre bonheur plutôt que de vouloir réparer l’irréparable.

– Je vous promets que ce sera fait ! déclare aussitôt Gabriel.

– Il vous faudra lui fournir des « clefs d’authenticité » pour qu’elle sache que c’est bien moi. En voici trois, retenez-les bien : 1) mon surnom était « Loulou », 2) mon doudou était une girafe nommée Albertine, 3) mon meilleur copain à la maternelle s’appelait Vincent. Cela devrait suffire à la convaincre. Si ce n’est pas le cas, ajoutez que je détestais les tomates.

– Accessoirement, vous pourriez aussi nous donner comme clef le nouveau nom de Samy Daoudi, rappelle Ignace. C’est quand même pour ça qu’on est venus…

– Bien sûr. Excusez-moi, je n’y pensais plus. Il s’appelle désormais Serge Darlan. Et je crois qu’après l’opération il est retourné à Paris.

Les deux enquêteurs s’envolent déjà pour franchir les Alpes et regagner la capitale.

45.

Lucy Filipini est avec un client. Grand et imposant, il arbore des rouflaquettes qui lui donnent l’air de sortir tout droit du siècle précédent.

– Je suis historien et je voudrais parler à Napoléon, s’il vous plaît.

Il a prononcé cette phrase comme s’il commandait un hamburger avec supplément fromage dans un fast-food.

La médium affiche un air désabusé, hausse les épaules, ferme les yeux puis se concentre.

Elle sollicite Dracon qui va lui-même chercher, trouver et ramener l’ancien empereur.

– Qui ose me déranger ? demande Napoléon.

Lucy répète à son client ce message. L’autre, émerveillé, répond aussitôt :

– Un de vos admirateurs.

– Appelez-moi sire. Vous ne savez pas à qui vous vous adressez ?

Lucy, sans grand enthousiasme, répète mécaniquement les propos de l’âme errante.

– Et puis virez-moi tous ces chats ! Je déteste les chats ! Vous ne savez donc pas que je suis ailourophobe ? reprend Napoléon.

– Qu’est-ce que vous avez contre les chats ? demande la jeune femme.

– On ne peut pas les apprivoiser, ni les dompter. Ils vivent la nuit. Ils sont perfides. Ils ont une sexualité débridée. Je préfère les chiens, qui sont obéissants et qui nous aiment.

La médium consent en maugréant à éloigner ses chats. Son client reprend :

– Alors, sire, je voudrais savoir pourquoi vous avez opéré ces choix stratégiques. Pourquoi préférer le maréchal Grouchy au maréchal Masséna pour la si déterminante bataille de Waterloo ?

– Masséna prenait trop d’initiatives personnelles, et il en devenait imprévisible. J’avais besoin qu’on m’obéisse aveuglément. Grouchy me semblait plus fiable. Mais, avec le recul, je dois reconnaître que c’était un imbécile et que, pour faire la guerre, il vaut mieux un homme intelligent pas forcément fidèle plutôt qu’un homme fidèle pas forcément intelligent.