Le soleil éclaire progressivement la chambre.
Lucy ouvre un œil et récite son mantra matinal.
« Merci d’être vivante.
Merci d’avoir un corps.
J’espère me montrer digne aujourd’hui de la chance que j’ai d’exister. »
Et elle ajoute :
« Je ferai tout pour que mes talents servent la cause de la vie en général et de l’élévation des consciences chez mes congénères vivants en particulier. »
Lucy inspire profondément, expire, s’étire, et va nourrir ses chats. Puis elle va prendre une douche en chantant « What a Wonderful World » de Louis Armstrong et poursuit sa routine du matin en sifflotant. Lorsqu’elle aperçoit sur son bureau une photo où elle est avec Samy, elle se tourne vers le soleil, le visage illuminé par un sourire permanent.
Elle prend le volant de sa Smart et roule jusqu’à l’immense bâtiment des éditions Villambreuse. Devant, sont garés plusieurs camions de la télévision.
La médium progresse au milieu d’un groupe de photographes et d’employés de la maison qui sont réunis face à une estrade. Alexandre de Villambreuse, costume noir, chemise noire, cheveux grisonnants, est debout et attend que le silence se fasse.
Enfin, lorsqu’un régisseur lui fait signe que les caméras sont prêtes, il s’approche du micro.
– Les éditions Villambreuse existent depuis cent vingt ans, et le slogan de mon grand-père, Childéric de Villambreuse, le fondateur de la maison, était déjà : « Éditions Villambreuse : un temps d’avance ». Notre époque bouge, mais, malheureusement, l’édition française est une vieille dame poussiéreuse, arc-boutée sur ses privilèges ancestraux, ses traditions archaïques, ses auteurs, le plus souvent grabataires, qui s’adressent à des lecteurs eux-mêmes souvent âgés.
Quelques murmures réprobateurs accueillent ces propos.
– De fait, quand je suis entré dans la profession, les dix auteurs qui vendaient le plus avaient dépassé les 80 ans, ils étaient académiciens, éditeurs, critiques, jurés de prix littéraires. Leurs livres avaient pour thèmes de prédilection la nostalgie de leur jeunesse, les souvenirs de leurs amours puis de leur libido perdues, le charme authentique de tout ce qui est ancien, à commencer par le vin. Or les vieilles personnes, qu’elles soient auteurs ou lecteurs, s’acheminent lentement vers la mort. Et un art qui ne survit que par le culte du passé n’a pas la moindre chance d’occuper une place dans l’avenir. C’est ma conviction. La littérature française ne pourra rayonner dans le monde que si elle est moderne et non réactionnaire. Il faut arrêter de ne produire que des livres d’histoire et de souvenirs ! Le passé est dépassé !
La rumeur contestataire se propage parmi les journalistes qui considèrent que l’éditeur insulte la culture, mais ce dernier n’en tient pas compte et poursuit :
– Je me souviens de la levée de boucliers au sein de ma propre entreprise quand, jadis, j’ai annoncé qu’on allait passer de la machine à écrire à l’ordinateur. Cela a donné lieu à une grève ! Les directeurs de collections ont exigé des secrétaires pour ne pas avoir à se mettre à l’informatique. Je pense que le monde de l’édition française a un problème avec la technologie. Peut-être parce que le système éducatif est tel que dès le lycée, section littéraire et section scientifique sont nettement séparées et se regardent donc avec méfiance. C’est peut-être pour ça que, lorsque j’ai lu Gabriel Wells et que je l’ai rencontré, je me suis dit que ce garçon était la passerelle entre le cerveau gauche et le cerveau droit. Je l’ai vu comme le fer de lance de la conquête de la jeunesse et de l’instauration d’une littérature dynamique quand tous les autres auteurs ne font que se crisper sur leur glorieux passé et leurs privilèges ancestraux.
Villambreuse semble satisfait de sa sortie, mais une nouvelle rumeur de désapprobation traverse le clan des journalistes.
– J’ai aimé Gabriel Wells comme un fils spirituel et sa mort m’a foudroyé. Il devait me remettre son manuscrit, mais son frère jumeau, pour des raisons qui me semblent encore obscures, a trouvé plus judicieux de le… détruire !
L’assistance semble choquée, entretenue dans sa réaction par l’éditeur qui ne peut retenir un léger rictus de rage.
– Je vais probablement lancer une procédure judiciaire contre lui, mais cela ne fera pas revenir le manuscrit. Alors j’ai cherché comment faire pour recréer ce qui a disparu. J’ai demandé à mon fils, qui est très calé en informatique. Eh bien, il m’a répondu qu’il existait une solution. Et cette solution s’appelle l’« intelligence artificielle ». Il m’a appris qu’il existait des systèmes qui pouvaient reproduire la pensée d’un être humain en synthétisant le maximum d’informations sur lui. J’ai donc fait enregistrer tous les textes des livres de Gabriel Wells déjà publiés, de ses conférences, auxquels j’ai ajouté ses courriers, ses notes, tout ce qu’il a lui-même publié sur les réseaux sociaux. J’ai même entré des données sur sa famille, son ADN, quelques témoignages de ses amis qui ont accepté de participer à cette expérience. L’entreprise Immortal Spirit m’a proposé de reconstituer une sorte de… comment dire… de « copie conforme » de l’esprit de Gabriel. Ce programme informatique simple est capable d’exprimer la pensée de cet auteur disparu prématurément. J’ai baptisé ce projet GWV, « Gabriel Wells Virtuel ». Mais comme une démonstration vaut mieux que tous les discours du monde, je laisse la parole à Sylvain Dureau, directeur d’Immortal Spirit.
Les regards et les objectifs se tournent vers un jeune homme à grosses lunettes arborant un tee-shirt sur lequel est inscrit « ALL YOU NEED IS WIFI ». Le garçon a un appareil dentaire et de l’acné, mais il semble passionné.
– Tous les jours, 150 000 personnes en moyenne meurent dans le monde. Que reste-t-il d’eux ? En général, des souvenirs qui finissent par disparaître et des photos qui inéluctablement jaunissent et s’abîment. Ce que nous offrons à Gabriel Wells a vocation à se généraliser, mais, pour l’instant, nous en sommes au stade expérimental.
– Allez-y, expliquez-leur, s’impatiente l’éditeur.
– Pour créer l’intelligence artificielle reproduisant l’esprit de cet écrivain, nous avons utilisé un logiciel de réception d’informations, le BOTIS – Bot pour Robot, Is pour Immortal Spirit. Alexandre de Villambreuse nous a fourni une masse de données – textes, images, sons – grâce auxquelles nous avons reproduit son visage en trois dimensions, sa voix avec toutes ses intonations, quelques-uns de ses tics et particularités. Sans entrer dans les détails techniques, nous avons mélangé tout cela et ainsi obtenu le « Gabriel Wells Virtuel ».
Il laisse passer un temps pour permettre aux journalistes de noter les informations.
– Le logiciel est doté d’un système qui parvient à déterminer ses arrière-pensées. À la demande de M. de Villambreuse, nous avons mis cet appareil au point en un temps record. Sans nous vanter, il existe évidemment quelques produits concurrents aux États-Unis, en Corée, en Russie et au Japon, mais nous Français sommes actuellement les meilleurs dans ce domaine. Passons maintenant à la démonstration proprement dite.
Apparaît alors sur le grand écran une tête en trois dimensions en tout point similaire à celle de Gabriel Wells, qui semble flotter dans l’air. Le cou s’arrête sur une surface lisse, telle une sculpture. Ses narines frémissent, ses paupières battent régulièrement, son visage est parcouru d’infimes soubresauts, ses lèvres se soulèvent pour dévoiler des dents, des gencives, une langue animée.
Des sons s’élèvent tout à coup du haut-parleur de l’ordinateur :
– Bonjour, mesdames et messieurs.
La tête effectue un mouvement de haut en bas.
– Je suis GWV, le Gabriel Wells Virtuel, conçu et réalisé par la firme Immortal Spirit. Je suis heureux de pouvoir faire revivre la pensée de feu Gabriel Wells. Je peux discuter naturellement en utilisant tout ce que je sais sur lui et même penser comme lui. Qui veut me poser la première question ?