Un journaliste lève la main.
– Comment doit-on s’adresser à vous ?
– Faites-moi plaisir, appelez-moi simplement Gabriel, ce sera plus facile pour dialoguer. Et parlez-moi comme vous lui parleriez s’il était là face à vous.
– Dans ce cas, « Gabriel », savez-vous que vous êtes mort ?
Quelques quolibets émergent de l’assistance.
– Bien sûr. Mais mon esprit survit grâce à ce programme. Et, comme l’a écrit mon modèle : « Un jour viendra où on ne pourra plus différencier le réel du virtuel. Alors, enfin, on ne jugera les esprits que sur la qualité de leurs idées et non sur leur apparence. »
– Donc, « Gabriel », pouvez-vous écrire des romans ?
Sans lui laisser le temps de répondre, Alexandre de Villambreuse se saisit du micro.
– Il est en train d’apprendre à écrire à la manière de Gabriel Wells. À installer comme lui l’intrigue dès la première phrase, à construire sa narration selon des modèles géométriques cachés, à coder de manière énigmatique certains débuts de phrases…
Il s’arrête puis reprend plus lentement :
– Je compte faire écrire au GWV, Gabriel Wells Virtuel, le roman du GWO, Gabriel Wells Organique, qui a été détruit.
– Son fameux Homme de 1000 ans ?
– Parfaitement ! Ce chef-d’œuvre que son frère a fait disparaître avec malveillance alors qu’il était près d’être livré à ses lecteurs. Oui, mesdames et messieurs les journalistes, dès que le Gabriel Wells Virtuel aura fini de rédiger le roman, je le publierai.
– Sous quel nom ? demande une voix dans l’assistance.
– Nous ne tromperons pas le public, le livre sera signé « Gabriel Wells Virtuel ».
La salle est de nouveau parcourue d’une rumeur.
– Les éditions Villambreuse prouveront ainsi au monde qu’elles sont les plus modernes et les plus en avance technologiquement parlant. D’ailleurs, je ne vous cache pas que si Gabriel Wells Virtuel nous livre un bon roman, nous ne comptons pas nous arrêter là. Nous publierons ensuite des romans du Victor Hugo Virtuel, du Gustave Flaubert Virtuel, ou même – allez, soyons fous ! – une épopée de l’Homère Virtuel. Ainsi, nous donnerons à tous ces morts la chance de poursuivre leur œuvre. Les éditions Villambreuse vont permettre de les ressusciter.
Un long silence s’ensuit. L’éditeur continue :
– Je suis conscient que nos projets sont ambitieux, mais l’avenir appartient aux audacieux.
L’assistance paraît sceptique. C’est Lucy qui prend l’initiative d’applaudir en premier. L’éditeur lui adresse un petit signe de tête. Bientôt, d’autres personnes se joignent à elle et enfin toute la salle.
Derrière Alexandre de Villambreuse, sur l’écran, la tête en relief de Gabriel Wells toujours souriant fait une courbette comme si c’était lui qu’on applaudissait.
– Maintenant, dit l’éditeur en essuyant son front perlé de sueur, je vous laisse, mesdames et messieurs les journalistes, rejoindre les ordinateurs portables que j’ai mis à votre disposition. Chacun contient le programme Gabriel Wells Virtuel, vous pourrez donc tous interviewer mon auteur préféré simultanément.
Lucy le rejoint.
– Puis-je parler en tête à tête avec l’ADVO, l’Alexandre de Villambreuse Organique, ou bien il existe un ADVV, Alexandre de Villambreuse Virtuel, qui pourrait le remplacer ?
– Vous êtes journaliste ?
Elle sort sa carte.
– Police. C’est presque pareil. On pose des questions.
Il recule imperceptiblement, avec un léger sourire aux lèvres.
– Que me voulez-vous ?
– On vous suspecte d’avoir assassiné Gabriel Wells.
C’est elle qui sourit désormais, satisfaite d’avoir réussi à prendre le dessus.
– Allons dans mon bureau pour parler plus tranquillement. Inspecteur…?
– Filipini. Capitaine Lucy Filipini.
Il la guide dans un dédale de couloirs étroits et vétustes avant d’arriver dans un somptueux bureau moderne décoré de tableaux abstraits et de piles de livres qui forment comme une colonnade. Au-dessus du bureau trône le portrait d’un homme en costume, avec cette inscription : « Childéric de Villambreuse, 1909, fondateur ».
– Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il a été assassiné ?
– L’autopsie a prouvé qu’on l’a assassiné avec un poison rare, qu’il est difficile de se procurer et qui est donc certainement onéreux. Typiquement le genre de poison qu’utiliserait un homme qui se veut à la pointe de la modernité.
– Mais qui aurait pu… ?
– Vous, peut-être.
– Vous plaisantez ? C’est moi qui ai créé Gabriel. Sans moi, vous n’auriez jamais entendu parler de lui. Quand je l’ai rencontré, il était au chômage, inconnu, je l’ai imposé contre la volonté de mes directeurs de collections, qui le trouvaient trop décalé.
– À qui profite le crime ? Vous l’avez peut-être inventé, mais vous le contrôliez de moins en moins. J’ai entendu dire qu’il vous reprochait de ne pas promouvoir sa diffusion à l’étranger et qu’il menaçait de passer à la concurrence. Vous alliez perdre votre créature, en revanche s’il mourait et si vous le remplaciez par un logiciel d’intelligence artificielle, non seulement il ne vous coûtait plus rien en droits d’auteur, mais en plus vous preniez le contrôle sur son œuvre. Vous avez remis en vente tous ses livres et Nous les morts est déjà en tête des ventes. Ainsi, vous êtes gagnant sur tous les tableaux : vous devenez le maître de tout ce que son esprit a produit dans le passé et de tout ce que son esprit artificiel produira dans le futur.
Alexandre de Villambreuse allume son ordinateur et semble absorbé par la contemplation d’une page Web. Un instant, Lucy redoute qu’il ait tenté d’entrer son nom dans un moteur de recherche, mais il ne semble pas avoir découvert d’informations sur elle. Il affiche une moue désabusée.
– Gabriel était un ami. Même s’il était parti chez un autre éditeur, je l’aurais toujours considéré comme tel. Notre lien allait au-delà d’une simple relation d’auteur à éditeur. Si j’ai lancé le programme Gabriel Wells Virtuel, c’est parce que je ne connais pas actuellement d’autre écrivain susceptible de raconter des histoires aussi originales que les siennes.
– Pensez-vous qu’il approuverait votre démarche ?
– Sans la moindre hésitation.
– L’avez-vous tué ?
– Non ! Bien sûr que non !
Elle le fixe longuement.
– Alors qui, à votre avis ?
– Il faisait un métier qui suscite beaucoup de jalousie. Moi, à votre place, je réfléchirais selon le rasoir d’Okham. Plutôt que de me demander à qui profite le crime, j’irais au plus simple et j’interrogerais celui qui a dit qu’il voulait le tuer…
– Qui est… ?
– La plupart des écrivains se haïssent, mais il n’y a pas de plus grande haine que celle qui oppose les écrivains qui ne vendent pas de livres et ceux qui en vendent. Moisi est aussi écrivain. Il a tous les critiques à ses pieds, il tient des chroniques littéraires dans des journaux prestigieux et à la télévision, il est membre de jurys de prix littéraires, et il a gagné l’estime de toute la profession, mais ses romans se vendent très peu. Ce qu’il écrit est ennuyeux, prétentieux ; ses phrases sont interminables et le vocabulaire qu’il emploie tellement sophistiqué qu’on doit lire ses livres un dictionnaire à la main. Quant à l’intrigue, c’est toujours la même : sa jeunesse d’enfant soi-disant battu (son père, que j’ai eu la chance de connaître et qui était un type charmant, doit se retourner dans sa tombe de voir son propre fils bâtir sa carrière sur des mensonges qui salissent sa mémoire) et ses orgies parisiennes avec des politiciens, journalistes ou autres écrivains de sa clique.