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– C’est une littérature qui a aussi droit de cité, il me semble. Il a déjà reçu plusieurs récompenses prestigieuses.

– On pourra considérer que les prix littéraires sont autre chose que des petits arrangements entre copains quand on jugera les ouvrages à l’aveugle, sans le nom de l’auteur et de l’éditeur, sur la seule qualité du texte. Point.

– Vous êtes dur. Les jurés de ces prix sont des célébrités, des grands noms reconnus de la littérature.

– Moisi est persuadé qu’il fait de la littérature intelligente pour les gens intelligents et que Wells fait de la littérature idiote pour les idiots. Chaque millier de livres de Gabriel vendu était pour lui comme un coup en pleine poitrine. Il ne dormait pas la nuit, tant il était pétri de haine envers Gabriel. N’avez-vous jamais lu ses articles sur Wells ? Il disait que c’était une honte que Wells soit publié, il insultait ses lecteurs, mettait au défi les libraires d’avoir le courage de le boycotter. Lors de leur dernière rencontre télévisée, il l’a menacé de mort en direct.

– Et Wells lui en voulait ?

– Une querelle millénaire oppose les auteurs et les critiques. Son grand-oncle Edmond en a parlé dans un passage de son encyclopédie. Il essayait de rester au-dessus de la mêlée. Mais cela l’affectait forcément. Qui peut supporter de se voir insulter en public par des critiques qui, le plus souvent, ne lisent même pas les livres dont ils font la chronique ?

Alexandre de Villambreuse s’arrête et fixe longuement Lucy.

– Je ne m’en étais pas rendu compte tout de suite, mais de près vous êtes encore plus éblouissante, reconnaît-il.

49.

Après plusieurs tentatives, les âmes errantes de Gabriel et Ignace Wells finissent par repérer à Paris celui qui semble être Serge Darlan, lequel n’a plus du tout la même apparence que Samy neuf ans plus tôt. Il porte désormais une épaisse barbe noire, son nez est plus plat, et ses joues ont été creusées.

Il conduit tout en parlant dans son kit mains libres, ponctuant ses phrases de « si cela ne vous dérange pas ». Gabriel note que si la chirurgie esthétique peut modifier le physique, la voix trahit toujours l’esprit. Il appelle ensuite plusieurs femmes qui se révèlent être ses quatre sœurs. Ils doivent visiblement se retrouver pour passer la soirée chez une certaine Faustina Smith-Wellington.

Gabriel et Ignace décident de le suivre, dans l’espoir de découvrir plus tard son adresse personnelle.

La voiture arrive au niveau de la place Denfert-Rochereau et contourne la majestueuse statue de lion qui trône au centre du carrefour.

– Tiens, remarque Ignace, c’est le quartier où j’habitais.

Serge Darlan roule sur l’avenue du Maine et se dirige vers la rue de la Tombe-Issoire, toujours talonné par les deux enquêteurs de l’invisible. C’est alors que résonne une voix criarde dans le ciel :

– Igny ! Igny ! Enfin je te retrouve ! Je t’ai cherché partout.

L’âme errante d’une jeune femme leur barre la route. Elle porte des vêtements depuis longtemps démodés. Gabriel ne la reconnaît pas tout de suite. Ignace pousse un cri :

– Magda ! Oh non ! Pas toi !

– Oh mon amour, je suis si heureuse de te retrouver enfin ! Si tu savais depuis combien de temps je te cherche !

Déjà l’ectoplasme de la jeune femme s’avance la bouche en cœur pour mimer un baiser et Gabriel finit par reconnaître sa grand-mère. Comme elle a choisi une apparence de trentenaire, elle a l’air évidemment beaucoup plus jeune qu’Ignace. Ce dernier s’enfuit dans la direction opposée.

– On ne peut pas rester ici, Gabriel ! lance-t-il.

– Mais, papi, il faut continuer à suivre Samy !

– Désolé fiston, il y a des limites au supportable. J’espérais que Magda s’était réincarnée, mais maintenant que je sais qu’elle vit aussi dans les limbes et qu’elle m’a retrouvé, je ne veux pas prendre le risque qu’elle me harcèle.

Ils volent au loin, mais l’âme errante de Magdalena est toujours derrière eux, de plus en plus ravie de ces retrouvailles qu’elle n’espérait plus.

– Igny ! Igny !

– Je déteste quand elle m’appelle comme ça ! J’ai l’impression qu’elle veut m’ignifuger.

– Elle nous rattrape, papi !

– J’ai une idée ! Suis-moi fiston, je sais peut-être comment semer cette sangsue !

Il se dirige vers une petite bicoque verte sur la place Denfert-Rochereau et Gabriel reconnaît l’entrée des catacombes.

– Qu’est-ce que tu veux faire ici, papi ?

– On ne pourra jamais la semer dans l’invisible, mais par contre on peut la semer au milieu de la foule. Et une foule de six millions de cadavres, je peux te dire que c’est le plus haut niveau de densité d’ectoplasmes au mètre carré de tout Paris.

Ils descendent les escaliers en colimaçon pour arriver à l’entrée des catacombes. Sur le linteau est inscrit : « ARRÊTE-TOI ! C’EST ICI L’EMPIRE DE LA MORT. » Gabriel se dit qu’on ne peut pas leur proposer de meilleure invitation. L’écrivain n’a jamais visité ce lieu macabre. Maintenant qu’il est mort, il ne ressent rien de négatif, bien au contraire. Ces murs recouverts de crânes, de tibias et de cubitus ont pour lui quelque chose de rassurant. Les lignes de crânes aux cavités orbitales vides semblent le saluer. Ils forment des frises, des arabesques, des figures géométriques harmonieuses. La musique qui résonne en permanence, même à cette heure tardive, est « La Danse macabre » de Saint-Saëns. Elle donne à ce décor de squelettes une dimension magique. Gabriel songe que bien des problèmes de l’humanité sont dus à la peur de la mort, entretenue à dessein par ceux qui prétendaient ne pas la redouter – les prêtres – afin de prendre l’ascendant sur les esprits les plus faibles.

Le jour où l’homme sera plus serein face à la mort, se dit Gabriel, les hommes d’Église perdront leur pouvoir. Ils le savent, c’est pour cela qu’ils entretiennent l’obscurantisme.

En face d’eux apparaissent à cet instant les âmes errantes de tous ces cadavres. Ils sont habillés de la même manière, dans un style correspondant à l’époque située entre Louis XIV et Napoléon III.

Une voix familière se fait alors entendre :

– Mon chéri, reviens, c’est moi, Magdalena ! Ta Magda ! Je t’aime et je voudrais tellement rester à tes côtés !

Ignace l’ignore et fonce vers le groupe d’âmes errantes le plus compact en les suppliant : « Cachez-moi s’il vous plaît, je suis poursuivi. » Les ectoplasmes analysent vite la situation et, trop heureux d’avoir un service à rendre dans ce lieu où ils s’ennuient beaucoup, se regroupent spontanément pour former un mur qui camoufle Ignace. Évidemment, comme ils sont transparents, il faut plusieurs épaisseurs pour obtenir une certaine opacité. Heureusement, il y a plus d’un kilomètre de couloirs et plusieurs millions de fantômes réunis au même endroit, ce qui donne à Gabriel l’impression d’être dans le métro à une heure de pointe.

Son grand-père et lui se cachent dans un coin et sont rapidement rejoints par un autre esprit. Ce n’est pas Magdalena. Gabriel ne distingue pas son visage, mais quand il recule et se retourne d’un coup, ce que voit l’écrivain fait sursauter son âme : c’est une âme errante atteinte d’Alzheimer qui a perdu le souvenir de son propre visage et qui a donc un faciès parfaitement lisse, comme une fesse, songe Gabriel.