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– Pouvez-vous me dire qui j’étais s’il vous plaît ? demande l’homme sans visage.

– Désolé, je ne suis même pas de votre époque.

– Connaîtriez-vous dans ce cas quelqu’un susceptible de me renseigner ?

– Désolé, nous essayons de nous cacher et…

Trop tard : Magdalena les a vus et accourt vers eux.

– Je vous en prie, dites-moi qui je suis ! supplie l’homme.

– Nous sommes pressés. Laissez-nous passer s’il vous plaît, le coupe Ignace.

– Je vous dirai qui vous êtes si vous ralentissez l’âme qui nous poursuit, c’est d’accord ? propose Gabriel.

– Je suis prêt à tout pour savoir, dit l’homme à tête de fesse.

– Vous êtes l’homme au masque de fer ! lance Gabriel sur une intuition subite.

Aussitôt, l’homme, ravi, imagine une sorte de casque de scaphandrier qu’il dispose sur son visage lisse. Il se redresse, reprend contenance et lâche :

– Oh, merci ! Vous ne pouvez pas savoir l’horreur que c’est de ne pas savoir qui on est. Je vais maintenant pouvoir me renseigner sur l’histoire de mon ancienne enveloppe charnelle. Mon existence d’âme errante a enfin un sens. Que puis-je faire pour vous en retour ?

– Faites tout pour empêcher qu’une certaine âme errante nous rattrape ; vous la reconnaîtrez facilement, elle a un chignon ridicule.

Le tout récemment promu homme au masque de fer hoche la tête et se place en position de blocage, tel un rugbyman, au moment où Magdalena apparaît. Il arrive à la contenir quelques instants, mais ne peut l’empêcher de finalement le contourner.

Les deux fuyards foncent dans la zone la plus dense des couloirs. Ignace zigzague pour semer son ex-épouse, et Gabriel essaie de tenir le rythme pour ne pas être distancé par son grand-père. Il observe en passant tous ces gens comme s’il visitait un musée et parfois les salue poliment avant de leur indiquer d’un signe de bloquer la femme qui vole derrière eux.

Enfin, Ignace semble avoir réussi à se débarrasser de son ancienne compagne. Par sécurité, au lieu de remonter directement au-dessus des catacombes, il préfère s’enfoncer dans un mur latéral pour rejoindre le métro.

– Tu t’imagines si elle m’avait retrouvé ! Je l’ai subie toute ma vie et je devrais continuer à la subir « après » !

Il ne peut réprimer un frisson de pure épouvante.

– Du coup, on a perdu Samy Daoudi.

– Peut-être pas, rétorque son grand-père. Je crois savoir comment le retrouver. Il a parlé d’une certaine Faustina Smith-Wellington. Ce n’est pas un nom banal. Or je sais qui c’est et où elle habite. Viens.

50. ENCYCLOPÉDIE : LES ENTERREMENTS DE NOS ANCÊTRES

Les cimetières tels que nous les connaissons actuellement sont des inventions récentes. Jusqu’en 1800, la tombe individuelle était essentiellement réservée aux défunts importants : rois, nobles, généraux ou prêtres. En France, par exemple, l’usage voulait qu’on creuse dans les quartiers les plus mal famés des fosses communes, qu’on baptisait « champs de repos ». Il s’agissait de tranchées en général de 10 à 30 mètres de large sur 10 à 20 mètres de long, et de 5 à 10 mètres de profondeur, où l’on pouvait entasser jusqu’à 20 000 cadavres. Ils étaient nus ou dans des linceuls, et on rangeait les corps en les serrant le plus possible les uns contre les autres. Lorsqu’un étage était plein, les fossoyeurs le recouvraient de dix centimètres de terre et ils recommençaient avec une deuxième couche, puis une troisième, et ainsi de suite, jusqu’à rejoindre la surface. L’ensemble formait des sortes de « lasagnes de cadavres », dont le sommet était recouvert de planches mobiles pour que de nouveaux corps puissent facilement être ajoutés. Il émanait de ces champs de repos une odeur nauséabonde. Quand il pleuvait, ces charniers dégageaient des vapeurs pestilentielles qui rendaient l’air irrespirable et teintaient même les murs et les rideaux. Les rats proliféraient au milieu des ossements et des chairs humaines en putréfaction. Quand une fosse était pleine, soit on la vidait dans des galeries plus larges situées en périphérie des villes avant de la remplir avec de nouveaux corps, soit on la recouvrait de terre et on construisait des maisons par-dessus, oubliant même qu’il y avait une fosse commune sous les fondations. Une troisième possibilité consistait à continuer à entasser les corps à la surface et les laisser devenir des monticules, voire des petites collines, sur lesquels la vie suivait son cours. Des historiens de l’époque ont noté la présence de nombreux cochons qui venaient fouiller le sol pour déterrer les morts, ainsi que des chiens qui venaient récupérer des os à ronger. Parfois, en raison des pluies, des rats et des gaz qui s’accumulaient dans ces charniers, le sol, travaillé par cette matière en putréfaction, s’effondrait, entraînant maisons et occupants au milieu des squelettes et des rats. Ce ne fut qu’en 1786, à la suite de l’explosion de la cave d’un restaurateur rue de la Lingerie sous la pression d’un charnier voisin, que le Parlement décida, pour des raisons d’hygiène, de vider tous les ossuaires parisiens connus. Leurs locataires furent alors entassés dans une galerie à la limite sud de Paris : les fameuses Catacombes de la place Denfert-Rochereau. Dès lors les dépouilles ne furent plus réparties en fonction du niveau social mais en fonction de la taille des os.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

51.

Lucy, de retour chez elle, s’installe face à son ordinateur et lance le replay de l’émission de télévision Du goudron et des plumes. Le thème, « La littérature de l’avenir », s’affiche en plein écran. Le générique montre des livres qui dansent sur une majestueuse musique symphonique. Trois invités en costume sont assis dans des fauteuils et l’animateur commence à interroger le premier écrivain, mais Lucy a déjà appuyé sur le bouton avance rapide pour parvenir à la fin de l’émission, au moment où Gabriel Wells rejoint le fauteuil des interviewés, « sur le gril ». Il ne semble pas très à l’aise. L’animateur, enjoué, manipule ses fiches et se tourne vers ses chroniqueurs :

– Et maintenant place au sniper, place au tueur, place à celui que tous les auteurs redoutent : Jean Moisi. Alors, Jean, qu’avez-vous pensé du dernier opus de notre invité ?

– Couverture nulle. Titre nul. Et surtout, absence totale de style. Pour moi, le style fait tout, or le sien est tout simplement inexistant. Wells est le pire auteur que je connaisse, il est la honte de la profession. On devrait interdire ses livres.

– Mais il a quand même beaucoup de lecteurs ! Et il touche en priorité les jeunes, un public que la littérature peine à intéresser…

– Il a beaucoup de lecteurs parce que le public en général ne connaît rien à la bonne littérature, et les jeunes le lisent parce qu’ils sont incultes et ne savent pas reconnaître un livre de qualité.

– Il attire aussi les gens dans les librairies.

– Parce que les libraires qui se compromettent en vendant ses ouvrages ne sont motivés que par l’appât du gain et ont perdu de vue l’esthétique et le style !