– Je crois qu’en voulant défendre l’intégrité de ce que vous nommez la bonne littérature, vous risquez d’en devenir le fossoyeur, réplique Gabriel.
– Vous n’êtes pas un professionnel de l’écriture, monsieur Wells, vous n’êtes qu’un amateur qui a eu de la chance et qui n’existe que grâce à des thèmes racoleurs. Je suis docteur en littérature du XXe siècle. Avouez-le, vous, vous n’avez même pas fait d’études !
– C’est exact. Et j’en suis fier. Le Titanic a été construit par des ingénieurs qui avaient fait des études et l’Arche de Noé par un autodidacte. On a vu lequel a coulé et lequel a survécu au Déluge.
Quelques rires dans le public attisent la colère du critique qui se lève en tapant du poing sur la table. Il darde son index vers son bouc émissaire et articule lentement :
– J’espère que vous allez mourir vite, Wells, et enfin débarrasser la littérature de votre encombrante présence.
– Quant à moi, j’espère que vous allez être heureux et que vous serez ainsi moins tenté de vous élever en dénigrant vos confrères.
– Je me sens suffisamment investi dans mon devoir de sauvegarde de la bonne littérature pour imaginer un jour vous éliminer purement et simplement. Et je dirai pour finir qu’un bon écrivain de science-fiction est un écrivain mort. Ainsi, il peut au moins visiter les mondes imaginaires.
L’animateur rit de la formule, le public rit aussi et applaudit. La caméra se tourne vers Gabriel Wells dont on s’attend à entendre une dernière repartie, mais il reste silencieux, comme s’il n’avait plus envie de se battre. Il a l’air blessé, comme si la haine assumée de Moisi avait fini par transpercer sa carapace.
L’animateur poursuit l’émission en présentant une série d’autres livres qui lui semblent passionnants. Lucy voit bien que Gabriel est absent, impatient de pouvoir quitter le plateau. Touchée de le voir si mal à l’aise, la jeune femme éteint son écran. Elle ne se doutait pas que la littérature pouvait créer autant de hargne entre critiques et écrivains, tout comme elle ignorait que les premiers puissent être des concurrents des auteurs. Elle imagine cela comme une compétition sportive, de patinage artistique par exemple, où le juge concourrait dans la même compétition. Ce ne serait pas équitable.
Déterminée à confronter le journaliste, elle cherche sur Internet les coordonnées de l’éditeur de Moisi, et réussit à obtenir l’adresse du critique.
52.
Samy et ses sœurs sont accueillis par une femme corpulente couverte de bijoux et outrageusement maquillée. Ils enlèvent leur manteau, et s’installent dans une pièce à la décoration très chargée. Au-dessus d’eux, un hibou empaillé déploie ses ailes, et tout autour se dressent des statues de la Vierge Marie, d’un Bouddha obèse, de l’archange saint Michel qui terrasse un dragon de sa lance. Un tableau représente Diane chasseresse, un autre la déesse égyptienne Isis. La seule source de lumière provient d’une centaine de bougies rouges alignées. Les nouveaux arrivants s’assoient autour d’une table ronde.
C’est l’une des sœurs qui parle en premier :
– C’est la première fois que nous tentons cette expérience, explique-t-elle.
– Il faut vous mettre en cercle et vous toucher l’extrémité des doigts. Surtout, lorsqu’elle viendra, n’ayez pas peur et ne rompez pas le contact : il ne faut en aucun cas briser la chaîne.
Faustina Smith-Wellington allume une grosse bougie puis articule lentement :
– J’appelle l’esprit de votre mère. Quel était son prénom ?
– Mounia.
– Mounia, j’appelle ton esprit. Je te propose de communiquer avec nous selon le cadre suivant : tu soulèveras une fois la table pour dire oui et deux fois pour dire non. Mounia, es-tu là ?
Il ne se passe rien et tous attendent, un peu inquiets.
– Cela ne marche pas à tous les coups, mais ça vaut la peine d’attendre, les rassure Faustina. Elle peut mettre du temps à nous rejoindre si elle est dans des limbes éloignés. Mounia, reprend-elle à l’intention de l’âme errante, s’il te plaît, ce sont tes enfants qui sont là, ils veulent te parler.
Il ne se passe toujours rien.
– Mounia, j’appelle ton âme pour qu’elle vienne discuter avec nous. Manifeste-toi quand tu le pourras. Mounia, es-tu là ?
Tout est calme. Mais soudain une bougie s’éteint, puis une autre, et encore une autre.
Un moment passe, jusqu’à ce que la table se soulève et reste quelques secondes en lévitation.
– Maman ! crie l’une des sœurs, émue.
– Surtout, ne rompez pas le cercle ! rappelle la médium.
La table retombe brusquement sur ses quatre pieds. Gabriel a du mal à en croire ses sens immatériels…
– Mais il n’y a aucun esprit aux alentours ! s’étonne-t-il.
– Viens voir, lui suggère son grand-père.
Ignace traverse la table et lui montre que Faustina actionne avec le pied une pédale reliée elle-même à un vérin hydraulique qui lui permet de soulever la table à volonté.
– Lucy te l’a dit : 95 % des médiums sont des charlatans. Ce qui est plus étonnant, c’est que son cher Samy se laisse si facilement berner.
– Il va être heureux de retrouver Lucy. Il découvrira ce que c’est qu’une médium authentique.
– Maman… Maman… C’est vraiment toi ?
La table se soulève une fois.
– Allez-y, posez vos questions. Elle est à votre écoute.
– Est-ce que tu souffres là où tu es ? demande l’une des sœurs.
La table se soulève deux fois.
– Est-ce que tu y es bien ?
La table se soulève une fois.
– Maman, nous sommes venus te voir parce que Sonia a rencontré un homme dont elle est tombée amoureuse. Nous pensons qu’il ne lui convient pas, mais elle ne veut rien entendre. Nous voulions avoir ton avis avant d’agir. Est-ce que nous devons l’autoriser à fréquenter cet individu ?
La table se soulève deux fois.
– Est-ce à cause de sa maladie ? demande une sœur.
De nouveau la table se soulève deux fois.
– Est-ce à cause de ses mauvaises habitudes de vie ? demande une autre sœur.
La table se soulève une fois.
Le dialogue continue entre les filles et la pédale hydraulique de la médium, au plus grand dam de celle qui espérait recevoir l’approbation de sa mère.
Gabriel, fasciné, ne quitte pas Samy des yeux.
Comme il a de la chance d’être à ce point aimé par une femme aussi extraordinaire que Lucy ! se dit-il.
Samy, même s’il se tient en retrait, semble bouleversé par la discussion qui s’installe entre sa mère défunte et ses sœurs en mal d’amour, qui évoquent à tour de rôle leur fiancé, actuel ou désiré.
– L’ex-fiancé de Lucy a l’air embarqué, note Ignace.
– Oui, Samy semble ne se douter de rien.
– C’est ce qu’avait déjà décrit en son temps Harry Houdini. Le marché est envahi par des spirites charlatans qui abusent de la crédulité de leurs clients. Ils ont pour mission de combler un besoin universel : parler aux chers disparus. Selon un sondage récent, l’humanité compte actuellement 8 milliards d’individus. Parmi eux, 6 milliards croient qu’on peut parler aux défunts, 5 milliards ont déjà fait des expériences de tables tournantes ou d’autres rituels, et 3 milliards sont en contact régulier avec un ou une médium qui prétend les mettre en relation avec des anges, des démons ou des fantômes.
– Je ne me rendais pas compte que le mystère de l’après-vie fascinait à ce point.