À cet instant apparaît l’animateur de l’émission Du goudron et des plumes, qui se dirige vers lui :
– Jean, je t’ai cherché partout ! Il faut qu’on parle de la prochaine émission : on reçoit Dutilleux. Cette fois-ci il faudra que tu le couvres d’éloges, on est d’accord ? J’ai besoin de lui pour un truc perso.
Jean Moisi se tourne vers Lucy.
– Je vous ai tout dit, mademoiselle, maintenant je dois m’occuper de mes convives.
L’animateur de télévision toise aussi Lucy, sans lui dire ni bonjour ni au revoir. Ce silence gênant entre deux interlocuteurs qui se font face mais ne se parlent pas lui semble insupportable. Autour d’elle, d’autres regards la fixent. Jamais elle ne s’est sentie aussi salie par de simples yeux. Des rires fusent de plusieurs directions différentes. Des rires un peu forcés, des gloussements de plaisir ou d’encouragement. Alors que Lucy se dirige vers la sortie, un serveur lui propose une coupe de champagne qu’elle refuse poliment. Un autre lui offre des petits fours, mais elle les dépasse sans s’arrêter. Pour la première fois, elle a le sentiment que le meurtre de Wells risque de rester insoluble. Elle monte en voiture et roule sur les bords de la Seine, contemplant la ville qui est superbe la nuit, sous les lumières clignotantes de la tour Eiffel.
– Alors, comment s’est passée votre journée ? demande Gabriel Wells qui apparaît soudain.
– Je reviens de chez notre dernier suspect.
– Je vous écoute.
– Moisi ? Il vous déteste viscéralement. Je ne comprends pas comment cela peut atteindre un tel niveau. Mais il m’a tout l’air du genre de type qui parle beaucoup et qui agit peu, du genre à agresser verbalement mais pas physiquement. Même s’il a ouvertement souhaité votre mort, je pense que ce n’est qu’une posture.
– Lequel vous semble le plus susceptible d’être passé à l’acte ?
Elle réfléchit longtemps avant de lâcher :
– Votre frère. Je ne sais rien de votre relation, mais il semble y avoir entre vous une sorte de mélange amour/haine qui, à mon avis, pourrait être à l’origine d’un tel acte. Et puis, c’est le seul des suspects à avoir des connaissances scientifiques, donc qui soit capable de manipuler des produits chimiques complexes.
– J’ai quand même beaucoup de mal à l’imaginer m’empoisonner…
– Et vous, Gabriel, où en êtes-vous de l’enquête sur Samy ?
– Mission accomplie.
– Pardon ?
– J’ai retrouvé votre Samy !
Les pupilles de Lucy se dilatent, elle pile sec, et toutes les voitures derrière elle l’évitent de justesse, multipliant coups de klaxon et insultes.
Gabriel glisse alors à l’oreille de la médium l’adresse où elle pourra le retrouver.
54. ENCYCLOPÉDIE : LA RÈGLE DU MICROPÉNIS
La guerre opposant critiques et auteurs ne date pas d’hier.
Voltaire, après avoir assisté à une représentation de Hamlet de Shakespeare, la décrivit comme « une pièce vulgaire et barbare, l’œuvre d’un ivrogne ».
À propos de Madame Bovary, le critique du Figaro écrivit : « M. Flaubert n’est même pas un écrivain. »
Quand Léon Tolstoï publia Anna Karénine, le critique du journal Le Courrier d’Odessa désespérait de trouver « une seule page contenant une idée ».
Le critique du San Francisco Examiner s’indigna à propos du Livre de la jungle : « Je suis désolé, monsieur Kipling, mais vous ne savez même pas parler anglais correctement. »
À propos des Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, le North British Review adressa à l’auteur le reproche suivant : « Ce sont les défauts des livres de votre sœur Charlotte multipliés par mille ; la seule consolation est qu’il ne sera pas beaucoup lu. »
À propos du Journal d’Anne Frank, un journaliste estima : « Cette fillette ne décrit aucune perception ni aucun sentiment particuliers qui pourraient susciter pour ce livre autre chose qu’une simple curiosité. »
En général, les écrivains victimes de tels jugements se donnent rarement la peine de réagir, mais Michael Crichton, connu pour avoir écrit entre autres Jurassic Park, fait exception. Son roman État d’urgence avait été chroniqué par le journaliste Michael Crowley dans le journal New Republic. Dans son article, Crowley accusait l’ouvrage d’être de la propagande anti-intellectuelle menée par un ignorant. L’année suivante, Crichton fait paraître un nouveau livre, Next. Ce roman met en scène un pédophile pourvu d’un pénis particulièrement petit et portant le nom de Mick Crowley. Le personnage est décrit comme un journaliste vivant à Washington, de la même allure et du même âge que le critique. Seul le prénom a été légèrement modifié. Cette anecdote a permis d’établir la « règle du micropénis » : plutôt que de se lancer dans un procès en diffamation ou de demander un droit de réponse, un auteur qui se fait insulter dans un journal ou un média et qui, n’étant pas lui-même journaliste, n’a pas la possibilité de s’exprimer en retour pour se défendre, a le droit de créer dans un roman un personnage visant à dénoncer la vraie personnalité du critique. Chacun ses armes…
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.
55.
Enfin ils se retrouvent. Leurs paupières battent de plus en plus vite. Les palpitations de leurs cœurs s’accélèrent.
Samy tremble d’émotion.
Lucy tente de dépasser les multiples modifications de son visage et reconnaît son regard. Elle fond en larmes, et ils s’étreignent de toutes leurs forces.
– C’est toi ? demande-t-elle comme si elle n’osait y croire.
– Oh ! Mon amour !
Ils n’arrivent pas à parler et se contentent de pleurer. Puis Samy parvient enfin à articuler une phrase :
– Je suis si heureux de te retrouver, Lucy !
– Et… Et… Et moi donc ! bégaie-t-elle.
Il l’invite à entrer. Ils s’assoient sur le divan et Samy serre ses mains dans les siennes.
– J’ai tellement attendu ce moment !
– Je t’ai cherché partout. Je suis si heureuse de te retrouver !
– Merci, mon Dieu ! Enfin tu es là, devant moi. Tu n’as pas changé, Lucy !
Elle le fixe, hésite avant de poser la question qui lui brûle les lèvres :
– Pourquoi as-tu disparu, Samy ?
– Mon patron était un escroc. À de nombreuses reprises, il m’a demandé de faire des faux pour déjouer les contrôles, de mentir, de cacher de la drogue. Par peur de perdre mon emploi, j’ai toujours accepté de fermer les yeux. Le jour où je t’ai demandé ton aide, il m’avait averti que je risquais d’être perquisitionné et demandé exceptionnellement de mettre la valise ailleurs que chez moi. Quant à lui, il a paniqué et quitté la France. Un de mes collègues redoutait qu’il envoie des tueurs à gages se débarrasser de moi avant que je décide de témoigner contre lui. J’ai hésité à te prévenir mais j’ai eu peur d’être sur écoute et d’établir malgré moi une connexion avec toi. C’est pour cela que j’ai détruit mon téléphone portable et que je n’ai pas pu te contacter. Mais grâce à la vidéosurveillance, la police est parvenue à remonter ma piste et ils ont découvert que j’étais venu te voir. Voilà pourquoi ils ont perquisitionné chez toi. Oh mon amour, comme je regrette de t’avoir demandé ce service !