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– Je sais que vous êtes là, signale-t-elle en étalant la mousse pour dissimuler son corps nu. J’espère que vous ne m’avez pas observée durant nos ébats sous la couette…

– Lucy, je voudrais vous présenter mon grand-père, Ignace.

– Enchantée, Ignace !

– Moi de même ! répond ce dernier. Vous voir si heureuse m’a donné envie de renaître dans la chair pour retrouver cette sensation si particulière…

La jeune femme garde les yeux clos et dit, amusée :

– Vous voulez renaître, Ignace ?

– Trouvez-moi une bonne affaire et j’abandonnerai mon statut d’âme errante !

– Il va falloir être plus précis. Vous voulez renaître dans quel genre de fœtus ?

– Tout ce que j’ai vécu récemment, ainsi que le fait de tout raconter à Gabriel, m’a permis de faire le point sur ma vie précédente. Je crois que j’ai peur des femmes, je crois que je n’ai jamais vraiment parlé avec une femme, je crois que je n’ai jamais compris une femme… J’aimerais remédier à cela.

Lucy se mouille les cheveux.

– À mon époque, poursuit Ignace, la libération sexuelle n’existait pas, il fallait se marier pour faire l’amour, et nous étions tellement inexpérimentés ! On avait inventé le mot « pudeur » pour justifier le silence sur ce sujet jugé tabou. Si on voulait en savoir un peu plus, il fallait aller voir des prostituées, ce que je n’ai jamais pu me résoudre à faire.

– Vous aviez trop de principes, ironise Lucy en appliquant du shampooing sur sa chevelure.

– Le mode de communication préféré de ma compagne, c’était les reproches. Et, vers la fin, nous ne faisions plus du tout l’amour ; mon seul plaisir était de boire du bon vin. Je crois que j’ai raté quelque chose de très important dans la vie : la sexualité.

Lucy se masse le cuir chevelu.

– Où veux-tu en venir, papi ? questionne Gabriel.

– Je veux évoluer dans ce domaine.

– Tu veux renaître en femme ?

– Je veux renaître en… acteur de film porno.

La déclaration fait pouffer de rire Lucy qui, par inadvertance, se met du shampooing dans l’œil et pousse un petit cri.

Cela réveille Samy qui s’approche de la porte close de la salle de bains.

– Ça va, chérie ?

– Oui, je riais encore du plaisir que tu m’as procuré !

Elle se rince l’œil. Revenant à ses interlocuteurs de l’au-delà, elle murmure :

– Je vais appeler Dracon pour qu’il demande à la Hiérarchie ce qu’il y a comme fœtus disponibles actuellement.

Elle reste encore quelques longues minutes dans son bain, les yeux fermés. Ses cornées bougent sous ses paupières comme si elle rêvait, puis enfin elle annonce :

– J’ai peut-être quelque chose qui pourrait vous convenir, Ignace. Le père du fœtus auquel je pense est dans la fabrication de lingerie à Pigalle. Il a sa propre ligne, qui privilégie les matières comme le cuir, les chaînes, le latex. Il a épousé une strip-teaseuse et ils fréquentent des clubs échangistes.

– N’est-ce pas un peu too much ? s’inquiète Gabriel.

– Il faudrait savoir ce que vous voulez !

– Bon, OK.

– La femme va bientôt accoucher d’un petit garçon qui, normalement, devrait baigner dans une ambiance familiale très libérée sexuellement. Vous voulez mettre votre esprit dans ce fœtus, oui ou non ?

– Eh bien, c’est-à-dire que…

– Il faut vous décider. C’est fatigant ces gens qui, quand on leur offre ce qu’ils demandent, changent tout à coup d’avis.

– Très bien, j’accepte.

– Dans ce cas, Ignace, je fais tout de suite la réservation. Le fœtus va s’appeler Maximilien.

– Et pour l’enquête ? Tu me laisses tomber, papi ? demande Gabriel avec inquiétude.

– Je sens que l’intuition de Lucy sur Thomas est la bonne et j’aime autant éviter d’assister à cet instant délicat où j’apprendrai qu’un de mes descendants a tué l’autre.

– Mais il faut bien essayer d’en avoir la preuve !

– Désolé, dit Ignace, l’envie de me réincarner pour faire l’amour avec une multitude de partenaires est bien plus forte que celle de résoudre l’énigme de ta mort. Je t’adore, Gabriel, mais je n’ai plus la patience d’enquêter avec toi. Je veux renaître, faire l’amour avec fantaisie et découvrir plein de trucs salaces. Ma génération a été sacrifiée dans ce domaine, c’est une immense injustice.

– Et tu renonces donc à savoir la vérité sur ma mort ?

– La vérité, finalement, n’est qu’un point de vue.

– J’ai été assassiné, ce n’est pas seulement un point de vue ! C’est un fait !

Ignace ne se départ pas de son flegme ectoplasmique :

– Je ne conteste pas que tu as été assassiné, je signale seulement qu’on associe la pratique même de l’assassinat à quelque chose de négatif, alors que, si on réfléchit bien, ça ne consiste qu’à transformer un corps vivant en un corps mort. L’assassin est, somme toute, celui qui libère l’esprit.

– Certes, mais…

– Personnellement, j’aurais rêvé d’être assassiné, mais personne ne s’est donné cette peine et je le regrette, crois-moi !

– Mais enfin, papi, tu ne peux pas me…

– Arrête de m’interrompre, Gabriel. Tu n’es décidément qu’un égoïste. Il n’y a pas que toi qui comptes. Pour ma part, je viens d’avoir une révélation : l’amour est plus intéressant que la vérité.

Alors qu’apparaît une étoile qui clignote avec un peu plus d’intensité que les autres, Ignace se tourne vers la lueur et, avec un dernier salut de la main, déclare :

– En avant pour de nouvelles aventures !

– Papi… tu me disais qu’il y a pire que mourir : être oublié. Sache que je ne t’oublierai jamais. Amuse-toi bien !

Alors Ignace s’envole et disparaît dans la lumière.

Gabriel lâche un soupir désabusé qui n’expulse aucun air.

– Et vous, Lucy ? Vous en êtes où ?

– Ces retrouvailles ont changé la donne. J’arrête d’être médium. J’arrête l’enquête sur votre mort. Je n’ai plus qu’un seul objectif : avoir un enfant avec Samy.

– Vous me laissez tomber tous les deux ? Je ne saurai donc jamais qui est mon assassin ?

– Nous vous avons beaucoup aidé, maintenant vous devez continuer seul. De toute façon, nous sommes tous toujours seuls, même si parfois on a l’impression de fusionner avec quelqu’un. Mais ces instants, aussi illusoires soient-ils, méritent d’être vécus pleinement. J’ai assez souffert, je veux profiter de mon grand amour retrouvé.

Elle se lève prestement et s’enveloppe dans un peignoir.

– Maintenant, je vous demanderai de me laisser vivre tranquillement ce bonheur.

– Et vos chats ?

– Ils risquent de me refiler la toxoplasmose. En tant que future femme enceinte, je ne veux pas prendre ce risque.

– Vous allez réellement abandonner vos chats ?

– L’amour pour un humain est plus fort que l’amour pour un animal. Je vais les donner à une amie qui dispose d’un grand jardin et qui a déjà plusieurs chats.