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Gabriel Wells ne sait plus quel argument avancer. Quand il voit qu’elle ouvre la porte et se dirige vers Samy, il comprend qu’il n’a plus sa place à côté d’elle. Alors il monte, traverse le toit et s’envole dans la nuit.

« Il ne me reste plus qu’à reprendre l’enquête tout seul, depuis l’au-delà. Je vais revoir un par un les principaux suspects, je vais les sonder à ma manière, et je découvrirai enfin qui m’a tué. »

56. ENCYLOPÉDIE : ALLAN KARDEC

Allan Kardec, de son vrai nom Hippolyte Léon Denizard Rivail, est le fondateur du mouvement spirite en France.

Né à Lyon en 1804, il est initié aux tables tournantes en mai 1855 dans la mouvance lancée par les trois sœurs américaines Fox. C’est pour lui une révélation. Il décide de prendre le nom d’Allan Kardec, nom du druide qu’il est convaincu d’avoir été dans une vie antérieure.

Même s’il n’est pas lui-même médium, il en fréquente beaucoup et compile leurs témoignages dans un ouvrage intitulé Le Livre des esprits, publié en 1857, qui devient rapidement un best-seller.

Il crée aussi un journal, La Revue spirite, dans lequel il développe sa thèse selon laquelle le corps n’est qu’un vêtement de l’esprit, les médiums permettant d’après lui aux morts de communiquer avec les vivants.

Ses écrits séduisent quelques célébrités de l’époque comme Victor Hugo, Théophile Gautier, Camille Flammarion ou Arthur Conan Doyle, qui le suivent dans ses séances de tables tournantes.

Il meurt d’une rupture d’anévrisme en 1869, laissant inachevé un ouvrage dont le titre provisoire était Prévisions concernant le spiritisme.

Au-dessus de sa tombe en forme de dolmen est gravée sa devise : « Naître, mourir, renaître encore et progresser sans cesse, telle est la loi. » C’est l’une des tombes les plus visitées et les plus fleuries du Père-Lachaise.

Il est l’auteur français le plus lu au Brésil, pays dont toutes les villes possèdent une avenue Allan-Kardec. Six millions de Brésiliens sont aujourd’hui membres de son mouvement spirite.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

57.

– Le suspense a assez duré. Nous allons maintenant vous révéler ce que vous attendez tous.

Le public et les journalistes se taisent.

– Eh bien, le lauréat de cette nouvelle édition du prix Alain Rotte-Vrillet est…

Le présentateur laisse passer un moment avant d’annoncer :

– … Jean Moisi ! Pour son dernier roman, Nombril.

L’écrivain s’approche de l’estrade sous les applaudissements de la petite foule réunie dans ce grand restaurant de Saint-Germain-des-Prés.

– Avouons-le : pour tous les jurés, que ce soit votre ouvrage qu’il fallait couronner était une évidence, et nous avons pris cette décision à l’unanimité, sans même qu’il y ait de réel débat. Voici notre humble récompense pour saluer votre précieux travail : un chèque de 20 000 euros qui vous permettra, je l’espère, d’écrire une suite à Nombril.

Jean Moisi reçoit le chèque géant en carton et remercie chaleureusement le présentateur. Il prend ensuite la parole :

– Je ne m’attendais pas à recevoir ce prix et lorsqu’on a dit mon nom, j’ai cru à une erreur.

Quelques rires fusent dans la salle.

– 1500 pages d’un texte essentiellement fondé sur le souvenir des moments difficiles de ma propre enfance, ce n’est pas forcément « grand public ». Je crois que mon livre est une sorte de grande claque nécessaire pour réveiller les foules endormies. Dans ce nouvel opus, je parle de mon dégoût pour mon propre père, qui m’a fait tant de mal. Ce n’est pas le premier roman où je le dénonce, mais cela me semble vital que tous les jeunes sachent qu’on peut honnir ses propres parents. Il faut libérer la parole sur ce sujet tabou.

Plusieurs personnes approuvent et toute la salle applaudit. Jean Moisi attend que le silence se fasse pour reprendre :

– J’ai milité jadis dans des groupuscules où l’on croyait qu’on allait changer le monde par la violence. Maintenant je le sais, on peut être beaucoup plus efficace par la culture.

La salle lui fait un triomphe, tandis que les photographes bombardent de leurs flashs l’heureux lauréat qui brandit son chèque comme un trophée.

Le présentateur, considérant que Moisi a terminé son discours de remerciement, propose aux journalistes de poser des questions. Il désigne une jeune femme qui lève la main.

– Alain Rotte-Vrillet racontait dans son dernier ouvrage, Donjon, l’histoire d’une jeune fille mineure torturée dans un château par un vieux pervers. Est-ce que ces sujets sadomasochistes à tendance pédophile sont en phase avec votre vision de la littérature ?

– En tant que provocateur assumé, j’aime la provocation, et Rotte-Vrillet était lui aussi un maître dans cet art. Une autre question ?

– On dit que vous et vos amis mettez le système littéraire germanopratin en coupe réglée en influant sur tous les supports médiatiques et sur les éditeurs.

– Mes amis et moi nous battons pour que la littérature pour adolescents ne devienne pas la littérature de référence des adultes.

Quelques rires approbateurs se font jour.

– Mais ne croyez-vous pas qu’il faut laisser le public choisir ? demande une journaliste.

– La triste réalité est la suivante : les lecteurs sont bien souvent un peu stupides. Si on les laisse choisir librement, ils se tournent le plus souvent vers la facilité. D’où le succès des auteurs les plus minables, comme Wells. C’est pour les aider qu’il faut empêcher une trop grande diversité littéraire, afin qu’ils n’aient le choix qu’entre du bon et du bon. Heureusement que nous, les critiques, sommes là. Nous créons le goût, nous créons l’opinion. C’est nous qui décidons ce que doit être la littérature du futur.

– Soit une copie de la littérature du passé ? ironise la journaliste.

– Il faudrait interdire tout ce qui est faux ou issu des délires des auteurs pour ne privilégier que la vérité vraie renvoyant à des problématiques sociologiques, politiques ou psychologiques.

– Mais l’imagination alors ?

– L’imagination, on s’en fiche. Le lecteur éduqué doit exiger l’authentique. Nombril, c’est du vécu, du réel, du tangible. Je ne parle que de ce que je connais : mon père, les femmes que j’ai rencontrées, les soirées auxquelles j’ai été convié, mes amis.

Jean Moisi descend de l’estrade sous les applaudissements, signe des autographes, serre des mains, embrasse des joues puis se dirige vers les toilettes.

Il se place face à un lavabo, s’observe dans la glace, se sourit et ne voit pas, debout juste derrière lui, le fantôme de Gabriel Wells.

Le critique dispose sur un miroir de poche trois lignes de poudre blanche dont il fait des petits tas avec une lame de rasoir. Il sort ensuite un tube doré qu’il utilise pour en inspirer un rail.

Gabriel l’examine. Lorsque Moisi intègre les cristaux de cocaïne dans son sang, son aura se gonfle comme un ballon et devient plus fine. Sa couleur se modifie aussi, passant du jaune au vert.

L’heureux lauréat se sent submergé par un sentiment de toute-puissance. Il s’observe avec admiration dans le miroir, puis replonge pour sniffer le deuxième rail.

Gabriel se souvient d’avoir lu que c’étaient les chimistes nazis qui avaient mis au point la formule du raffinement de la feuille de coca pour en faire de la cocaïne afin de rendre les soldats allemands plus féroces. Ces mêmes chimistes avaient aussi inventé l’héroïne pour redonner le moral aux soldats blessés. Moisi inspire la troisième ligne de cocaïne.