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Rotte-Vrillet s’est déjà envolé quand le sauveur s’approche de Gabriel, qui redevient progressivement adulte. Il grandit, ses poils poussent, sa peau se ride, et il retrouve avec soulagement son aspect de quadragénaire.

– Les peurs d’enfance… C’est une manière facile d’attaquer l’esprit des autres ; c’est minable, surtout de la part d’un collègue écrivain.

– Vous êtes…

– Ah ? Vous m’avez reconnu ? Je suis Arthur Conan Doyle.

Gabriel n’en croit pas ses yeux.

– Eh oui, c’est un des grands avantages du fait d’être mort : on peut se retrouver entre écrivains.

– Je vous dois…

– Pensez-vous, rien du tout, l’interrompt le père de Sherlock Holmes.

– Si. Je vous dois beaucoup et depuis longtemps, maître.

– Pas de ça entre nous. Nous ne sommes que des artisans. Des horlogers. Nous prenons des petits bouts d’intrigues pour en construire une longue.

Gabriel se rend compte que les esprits ne connaissent pas la barrière de la langue. L’anglais et le français ont disparu, on peut communiquer avec n’importe qui très facilement.

– Je vous admire tant ! Ce n’est pas de l’artisanat ; Sherlock Holmes, c’est la création d’un chef-d’œuvre intemporel.

L’autre grimace :

– Bon sang ! Quand ce personnage arrêtera-t-il de me hanter ? Quelle horreur d’avoir créé un être fictif plus connu que soi-même…

– Excusez-moi.

– Je vous taquine ! Holmes m’énerve, mais c’est mon héros, alors il faut bien que je fasse avec. C’est un peu comme votre Le Cygne.

Gabriel n’en revient pas :

– Vous m’avez donc vraiment lu ?

– Bien sûr. Quoiqu’il me semble plus juste de dire qu’entre auteurs on ne se lit pas, on se surveille. Et d’ailleurs, qu’avez-vous lu de moi précisément, monsieur Wells ?

Quand deux écrivains se rencontrent, ils redoutent cette question. Gabriel a l’impression de passer l’oral du bac français.

– J’ai lu tout le cycle des aventures du professeur Challenger : Le Monde perdu, Au pays des brumes, Quand la terre hurla, La Machine à désintégrer.

– Vous connaissez mes textes sur Napoléon ?

– Bien sûr : La Grande Ombre, L’Oncle Bernac. D’ailleurs, à propos de Napoléon, si cela vous intéresse, j’ai récemment appris que…

– Et lesquels de mes romans classiques connaissez-vous ?

– Euh… Le Mystère Cloomber, L’Ensorceleuse, La Compagnie blanche…

Doyle lui donne une tape dans le dos qui le traverse.

– Ça ira, ça ira ! Ne voyez dans ces questions que le signe de mon côté diva, inquiète d’être oubliée. Vous verrez, pour nous les écrivains, l’oubli est une terreur.

– Mon grand-père m’en a déjà parlé.

– C’est votre grand-père, Ignace, qui m’a fait découvrir vos romans. Je dois vous avouer que depuis Jules Verne, Barjavel et Boulle, je pensais qu’en France, la littérature de l’imaginaire était exsangue. Et puis vos livres m’ont intrigué. Quand j’ai vu que vous vous réclamiez de mon héritage, je me suis intéressé à vous.

– C’est un honneur.

– Puis-je vous dire la vérité ? En fait, je n’aime pas beaucoup vos romans.

Gabriel est piqué au vif.

– Vous avez d’excellentes idées, mais vous manquez de rigueur, vous ne travaillez pas assez la psychologie des personnages.

– Désolé.

– C’est dommage que vous soyez mort, je suis sûr que dix ans de plus vous auraient permis d’être parfaitement au point. Mais bon, vous allez continuer d’évoluer ici, dans les limbes. Vous avez beaucoup de choses à apprendre encore, et l’avantage c’est que désormais vous avez tout votre temps.

– Que me serait-il arrivé si vous n’étiez pas intervenu au moment de l’attaque du croque-mitaine ?

– Vous auriez pu rester coincé dans cet état d’enfant apeuré et vous auriez alors certainement été incapable de réfléchir ou de vous intéresser à autre chose qu’à votre bourreau. Cela aurait figé votre esprit.

– Combien de temps cela aurait-il pu durer ?

– C’est variable. Parfois, certains restent même tétanisés plusieurs années.

Gabriel frissonne.

– Ce que vous auriez dû essayer de faire comprendre aux gens, c’est que la pesanteur de la littérature française contemporaine empêche les autres pays de s’y intéresser. Jadis c’était un phare de la littérature mondiale, mais ses soi-disant défenseurs sont en réalité ses fossoyeurs. Bientôt, plus personne ne s’intéressera à ces romans français sans intrigue, à la seule gloire de leurs auteurs.

– Je me suis battu contre ça. Enfin, quand j’étais vivant.

– Si vous voulez inverser la tendance, il va falloir continuer à vous battre dans l’invisible. Mais vos adversaires sont très puissants, très unis, très organisés.

Arthur Conan Doyle invite Gabriel Wells à voler avec lui au-dessus de Paris.

– Vous êtes mort d’une manière douce, mais pensez à tous ces écrivains qui terminent mal, telles des baleines échouées. Je me souviens d’auteurs qui, n’ayant plus aucun lecteur à leurs séances de dédicaces, restaient des heures à attendre un hypothétique client. J’en ai vu, des auteurs en fin de carrière, et pas des moindres, qui étaient refusés chez tous les éditeurs et qui auraient eu plus de chances d’être publiés sous pseudonyme. J’en ai aussi vu qui, ayant perdu toute fierté, se compromettaient dans des emplois misérables. Ils devenaient nègres de gens qui ne savent pas écrire, jurés de prix littéraires, critiques, ou pire, professeurs de littérature. J’ai toujours trouvé paradoxal que ce soient ceux qui ont échoué qui donnent des leçons aux nouvelles générations.

Conan Doyle rit de sa propre remarque. Gabriel Wells, qui n’en revient toujours pas de cette rencontre, lâche un petit rire gêné.

– Chez nous, il n’y a ni retraite, ni pot de départ. Ce qui sonne le glas de notre carrière, ce n’est rien d’autre que le désintérêt progressif du public. Soyez heureux de ne pas avoir connu cette épreuve.

Gabriel s’aperçoit qu’il n’avait jamais songé à sa propre fin en tant qu’auteur. Pour lui, sa carrière était une montagne à gravir dont il ne voyait pas le sommet. Il ne s’était jamais demandé ce qu’il adviendrait de la descente. Doyle lui fait soudain prendre conscience que son assassinat lui a évité l’épreuve de la déchéance et constitue en cela une sortie honorable. En mourant assassiné, il part de manière « romanesque ». Encore faudrait-il qu’on sache qu’il a été assassiné car, pour l’instant, sa nécrologie indique qu’il est mort dans son sommeil d’un arrêt cardiaque.

– J’ai mené ma propre enquête sur votre assassinat par pur… jeu de l’esprit. Ce n’est pas Moisi le coupable. Il fanfaronne, mais dans le fond, c’est un faible. Il parle fort et de manière agressive pour attirer l’attention et essayer d’exister, mais ce n’est qu’un produit des médias, une marionnette, un clown pour la télévision. Il n’a aucun intérêt, même comme suspect.