– Alors qui ?
– À mon avis, ce n’est pas non plus Sabrina Duncan ni Alexandre de Villambreuse, vos principaux suspects. Tout comme Lucy et Ignace, mes soupçons se portent sur votre frère jumeau. Et la clef de l’énigme me semble être ce qu’il fabrique dans son laboratoire secret.
– Un laboratoire secret ? Vous avez vu ce qu’il y fait ?
– Non. J’ai juste vu quantité d’ordinateurs et d’appareils. Tant qu’il n’a pas pris de drogue ou d’alcool, je ne peux pas fouiller son esprit ou savoir ce dont il s’agit. Bon, maintenant je dois vous laisser. Ce fut un plaisir de discuter avec vous, mais je suis attendu pour une séance de spiritisme.
– Je vous demande pardon ? Vous faites encore du spiritisme dans l’au-delà ?
– Oui, je le pratiquais de mon vivant avec tout un groupe d’écrivains et nous avons décidé de continuer maintenant que nous sommes de l’autre côté du miroir.
– Est-ce indiscret de vous demander qui sont vos compagnons de séance ?
– Vous devez les connaître : Edgar Poe, H. P. Lovecraft, votre homonyme H. G. Wells, Aldous Huxley, mais aussi vos concitoyens, Balzac, Victor Hugo, Alexandre Dumas, Théophile Gautier, George Sand. C’est comme du « spiritisme inversé ».
Il est amusé par sa propre formule. Gabriel Wells s’aperçoit à cette occasion qu’ils ont la même manie d’essayer de trouver des phrases percutantes qui pourraient servir de point de départ à leurs récits.
– Savez-vous, monsieur Wells, qu’il y a beaucoup d’âmes errantes qui croient que ce sont elles les vivants et que le monde des vivants est celui des morts ? Cela prouve que l’esprit est tout-puissant : nous sommes ce que nous croyons être.
De nouveau, Doyle affiche son petit regard en coin qui semble signifier : « Celle-là aussi il faudrait que je la note, elle pourrait servir. »
– Allez, foncez chez votre frère et résolvez l’affaire Gabriel Wells. Si cela peut vous aider, sachez qu’il est actuellement dans son laboratoire au centre d’études des ondes de l’armée. Aile nord, laboratoire L63. C’est là qu’il se livre à ses expériences personnelles.
Gabriel remercie chaleureusement l’écrivain puis, sans attendre, se rend au LPO. Contrairement à ce qu’il imaginait, le laboratoire L63 n’est pas un laboratoire souterrain mais une pièce située dans la tour nord surmontée d’une coupole d’astronomie.
Il trouve son frère penché non sur un télescope, mais sur un appareil étrange qu’il a du mal à identifier.
Il contourne l’objet, l’examine dans les moindres détails, mais ne parvient pas à comprendre à quoi il peut bien servir.
– Ce n’est pas ce que vous croyez.
Calé sous le plafond de la pièce se trouve un autre ectoplasme, les bras croisés.
– Qu’est-ce que vous faites là ? lui demande Gabriel.
– Et vous ?
– C’est mon frère jumeau.
– C’est mon invention.
61. ENCYCLOPÉDIE : LA MACHINE À PARLER AUX MORTS
L’inventeur, scientifique et industriel américain Thomas Edison (1847-1931) est connu pour avoir déposé avec ses équipes près de mille brevets d’inventions, dont les plus célèbres sont le télégraphe, le microphone, l’ampoule électrique, la lampe fluorescente, la pile alcaline, le phonographe et même la chaise électrique.
À la fin de sa vie, Edison rédigea un livre de souvenirs intitulé Mémoires et observations, dont le dernier chapitre a pour titre « Le Royaume de l’au-delà ». En voici un extrait :
« Il m’a toujours paru particulièrement absurde d’espérer que les “esprits” veuillent bien perdre leur temps à faire joujou avec des objets grossiers et aussi peu scientifiques que des tables, des chaises ou un jeu de type Ouija. »
Edison révéla par la suite qu’il avait consacré ses derniers efforts d’inventeur à tenter de mettre au point une machine sérieuse pour parler avec les défunts. Il avait même conclu un pacte solennel avec son assistant, William Dinwiddie : le premier qui viendrait à disparaître ferait tout pour envoyer un message au survivant depuis l’au-delà.
Edison mourut en 1931 et ses Mémoires et observations furent publiés dans leur intégralité en 1948. Toutefois, le dernier chapitre fut supprimé des réimpressions suivantes car on avait jugé qu’il était trop tourné vers l’occultisme et susceptible, à ce titre, de ridiculiser son auteur. C’est grâce à la première traduction française du livre, en 1949, que l’on découvrit ce chapitre disparu.
Dans ce texte, Thomas Edison expliquait qu’il était convaincu de la survie de l’âme et qu’il voulait enfin fournir aux spirites un outil scientifique performant. Il annonçait que non seulement il croyait aux fantômes, mais qu’en plus il les imaginait très bavards. Il rappelait que personne n’était « en mesure de délimiter avec précision le domaine de la vie », mais il reconnaissait n’avoir alors encore obtenu aucun « résultat susceptible de fournir une preuve définitive et incontestable de la survie de l’âme ».
Aucun prototype de la machine à parler aux morts d’Edison n’a jamais été mis au jour, mais on a en revanche retrouvé un croquis sur lequel on distingue une trompette en aluminium, un microphone, une antenne, et la formule chimique du permanganate de potassium.
Selon plusieurs témoins, il aurait assimilé la communication avec les morts à un échange situé au niveau des ondes électromagnétiques et émis le souhait que sa machine à parler aux morts figure un jour sur la table du salon de toutes les familles.
La TransCommunication Instrumentale, ou TCI, est née ainsi, avec Edison pour fondateur. Quelques dizaines d’années plus tard, on utilisera le mot « nécrophone » pour définir cet instrument.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.
62.
L’appareil à dialoguer avec les morts ressemble à une fleur aux larges pétales noirs arrondis avec en son centre une tige jaune en guise de pistil.
– Bon sang, il a continué à travailler sur le nécrophone de notre enfance !
– Cela n’a pas été difficile pour lui de prendre la relève, j’avais déjà bien balisé le terrain. Il faut dire qu’entre « Thomas », nous sommes connectés.
Gabriel l’observe. Il reconnaît ce long visage, ces lèvres fines, cette longue mèche blanche qui lui barre le front, et même son attribut, un petit nœud papillon.
– Thomas… Vous êtes « l’autre » Thomas ?
– Pas saint Thomas le sceptique, mais Thomas Edison le croyant. Votre frère est l’homme le plus avancé dans la poursuite de mes recherches. Le moment de jeter la passerelle entre le monde des vivants et celui des morts approche à grands pas. Je le sens. Vous le sentez. De plus en plus de gens le sentent, de ce côté-ci comme de l’autre. Et lui, votre formidable frère, il fonce. Je ne voulais rater cela pour rien au monde. C’est un instant historique. Après le premier pas sur la Lune de Neil Armstrong, nous allons maintenant assister à la première connexion avec le monde des morts de Thomas Edison et son assistant vivant : Thomas Wells ! Comme le voulait la formule de ces autres bricoleurs qui ont accompli un joli travail après ma mort : « Un petit pas pour les vivants et un grand pas pour les morts. »