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– 1… 2… 3…

Elle a du mal à articuler clairement les nombres.

– 10… 11… 12… 13…

D’un coup, l’âme de Lucy sort comme une bulle.

Gabriel se précipite avant que les âmes errantes voisines n’aient eu le temps de réagir.

– Vous avez réussi ! s’exclame Dolorès.

Les autres âmes errantes, déçues, abandonnent le terrain.

Lucy, devenue pur esprit, flotte face à son ancienne amie Dolorès.

– Merci !

Les deux anciennes détenues de la prison de Rennes miment un geste d’étreinte cordiale.

Gabriel, lui, a investi le corps de la jeune femme.

À peine a-t-il perçu la sensation plutôt agréable d’être de nouveau incarné que les effets de l’héroïne se font sentir ; déjà il ressent une certaine euphorie et voit des flashs colorés. Avant même qu’il n’ait eu le temps de percevoir précisément la forme et le volume de son corps, son esprit lui envoie des images déformées de tout ce qui l’entoure. Les murs se courbent, s’inclinent, se gondolent, le plafond s’élargit, s’éloigne, monte et descend, il a froid aux mains et sa tête est bouillante. Puis soudain il ressent une douleur aiguë à l’endroit de la piqûre, et sa bouche lui semble remplie de salive qui n’arrête pas de déborder, ce qui lui procure une sensation extrêmement désagréable. Il est pris de nausées.

– Je suis là, tout près ! le rassure Lucy. Je ne vous laisserai pas tomber, Gabriel. Vous m’entendez ? VOUS M’ENTENDEZ ?

Dolorès semble pessimiste.

– Ce n’est pas dit qu’en entrant dans ton corps il sache utiliser la capacité médiumnique de ton cerveau.

– Gabriel ! GABRIEL ! Vous m’entendez ???

Il a des convulsions, puis quand elles cessent enfin, il arrive tant bien que mal à articuler :

– Oui. Oui, je vous entends, Lucy.

Les deux femmes sont rassurées.

– Inspirez à fond.

Gabriel voudrait respirer mais ses bronches le brûlent. Il tousse, crache. Il est partagé entre le plaisir d’être de nouveau incarné et la douleur provoquée par la deuxième vague d’énergie sombre que la drogue fait affluer en lui. Les hallucinations recommencent et le lit lui apparaît comme une sorte d’animal menaçant à quatre pattes. Il comprend que sa paranoïa naturelle est amplifiée par le poison. Le plafond est rempli de lames de rasoir aiguisées prêtes à pleuvoir sur lui. Son cœur connaît des arythmies. Les battements accélèrent ou ralentissent sans raison. Il fait un effort qui lui semble surhumain pour se lever et, malgré les vertiges, se dirige vers le robinet du lavabo pour essayer d’étancher sa soif insupportable.

Il place sa tête sous le robinet d’eau glacée.

– Je suis désolée. Merci… de souffrir à ma place, dit Lucy.

Il tente de marcher et tombe à quatre pattes. N’arrivant plus à se relever, il s’endort.

L’esprit libéré de Lucy Filipini vole dans la pièce au-dessus de son ancienne enveloppe charnelle actuellement occupée par l’esprit assoupi de Gabriel Wells.

Mais elle n’a pas le temps de profiter des joies de l’apesanteur. Elle se retourne vers Dolorès et lui pose la question qui lui brûle les lèvres :

– Que crois-tu qu’il m’est arrivé ?

– Je suis allée voir dans les autres pièces ; il y a d’autres filles enfermées comme toi, probablement droguées elles aussi.

– Tu en déduis quoi ?

– Ça ressemble à un réseau de traite des Blanches.

– Mais ils ne peuvent pas venir chez les gens la nuit pour les kidnapper…

– À moins que…

– Non, c’est impossible. Samy a dû être tué ou blessé.

– Profite de ce que tu es un pur esprit pour réfléchir comme un « esprit éclairé ». OK, tu l’aimes. Mais reconnais que la probabilité que ce soit lui qui ait laissé ces types t’enlever dans ton sommeil est quand même non négligeable.

– Impossible. Samy m’aime.

Dolorès la fixe d’un air navré. Les traits de Lucy se crispent.

– Il faut que j’en aie le cœur net, reprend-elle. Allons chez lui et tu verras bien qu’il y a forcément une autre explication.

– Non ! dit Dolorès. On ne peut pas laisser ton corps ici sans surveillance. Cela te servirait à quoi de savoir la vérité sur Samy si ton corps est détruit ? Tu perdrais toute possibilité de le réintégrer. Et puis vis-à-vis de Gabriel, ce n’est quand même pas très fair play. Il est entré dans un corps drogué à ta demande.

– Alors tu proposes quoi, Dolorès ?

– Attendons qu’il se réveille. Ensuite, on l’aidera à s’évader, puis on s’occupera de savoir qui est vraiment ton Samy et pourquoi tu t’es retrouvée ici. Crois-en mon expérience d’ex-taularde : il faut d’abord aider ses amis avant de s’occuper de ses ennemis.

Lucy accepte sa proposition.

Gabriel Wells dort toujours, étendu sur le lit étroit. Il rêve. Des images fluorescentes surgissent dans son esprit et se précisent peu à peu. Il rêve de l’un des thèmes principaux de son dernier roman, L’Homme de 1000 ans : la salamandre mexicaine axolotl.

L’animal géant blanc aux petits yeux ronds et aux longues mèches roses semble vouloir lui parler. Il a la voix de son grand-père Ignace :

« Gabriel… Gabriel… Accroche-toi à la vie… Accroche-toi… Ne meurs pas. Ce serait vraiment stupide de mourir maintenant. »

64. ENCYCLOPÉDIE : LA SALAMANDRE AXOLOTL

La salamandre axolotl est un animal pratiquement immortel, car toutes les parties de son corps sont aptes à repousser. Ce phénomène rappelle celui qui touche la queue des lézards qui, elle aussi, peut se reconstituer spontanément, si ce n’est que chez l’axolotl, cette faculté de recréation s’étend à tout l’organisme, et même au cerveau. Tout morceau accidentellement coupé ou amputé repousse.

Cette spécificité s’explique par le fait que la salamandre axolotl peut rester à l’état larvaire toute sa vie. Tout comme un fœtus humain dans le ventre de sa mère, son corps est une masse de cellules souches, qui sont donc capables de se régénérer. Et tout comme un fœtus humain flottant dans son liquide amniotique, quand on en coupe une partie, elle ne cicatrise pas mais repousse.

Le nom d’axolotl vient d’un dialecte ancien, le nahuatl, et signifie « monstre d’eau ». Cette salamandre se trouve précisément dans les lacs de Xochimilco et de Chalco, dans le centre du Mexique, à 2 000 mètres d’altitude.

La salamandre axolotl est souvent d’une teinte blanc rosé ; elle est dotée de branchies en forme de fougères, réparties en longues houppes rouges ou roses qui lui donnent l’allure d’un albinos rasta. Cette allure assez sympathique a d’ailleurs servi de modèle à un Pokémon : Axoloto.

Tant qu’elle vit dans l’eau, l’axolotl respire comme un poisson. Elle peut s’y reproduire et elle ne vieillit pas. Il en va de même pour sa progéniture, qui connaît un processus de maturation similaire avant de se stabiliser à l’état fœtal et de pouvoir alors à son tour se reproduire.

Cependant, si le lac s’assèche, l’axolotl est forcée de sortir de l’élément liquide pour vivre sur la terre ferme. Elle connaît alors une métamorphose soudaine : sa peau blanche translucide s’assombrit pour devenir marron ou verte, elle n’utilise plus ses branchies pour respirer mais inspire de l’air avec ses poumons, elle perd la capacité de voir repousser ses membres amputés et le processus de vieillissement s’enclenche, lui offrant tout au plus cinq ans à vivre.