Actuellement, les axolotls sont étudiées par la recherche médicale dans l’espoir d’arriver à reproduire ce phénomène extraordinaire de « néoténie », qui entraîne la repousse systématique des organes et des membres.
Depuis 2006, les populations qui les environnent ont commencé à les considérer comme des aliments délicieux. Cette espèce de salamandre mexicaine est donc en danger d’extinction. Et si elle vient à disparaître, elle emportera avec elle le secret inscrit dans ses gènes qui permet à toutes les parties de son corps de repousser…
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.
ACTE IIIUn secret dévoilé
65.
Après une journée complète de sommeil, de convulsions, de cauchemars, de fièvre, le corps de Lucy finit par s’apaiser, par évacuer la drogue et combattre ses effets. Ses paupières s’ouvrent, ce qui permet à l’esprit de Gabriel de voir enfin à travers ses yeux.
Il lui vient une première pensée qu’il sait ne pas être complètement sienne :
« Merci d’être vivante.
Merci d’avoir un corps. »
La suite lui arrive comme en écho :
« J’espère me montrer digne aujourd’hui de la chance que j’ai d’exister. Je ferai tout pour que mes talents servent la cause de la vie en général et de l’élévation des consciences chez mes congénères humains vivants en particulier. »
« Gabriel-dans-le-corps-de-Lucy » frissonne que des idées étrangères se mêlent aux siennes, mais il tremble aussi de froid ; il s’emmitoufle dans les draps et reste blotti en attendant de ne plus avoir de spasmes, puis tout se calme enfin. Il respire, se lève, marche vers le miroir qui se trouve au-dessus du lavabo de sa cellule.
La première fois qu’il se voit, il sursaute de surprise et aussi de frayeur. La jeune femme qu’il a face à lui a le visage blême. Il commence à ressentir le besoin d’un nouveau shoot d’héroïne, mais parvient tant bien que mal à se contrôler.
Il s’asperge le visage d’eau pour nettoyer les larmes séchées et le maquillage qui a coulé. Il palpe ses joues, qu’il trouve plus creuses, il touche son crâne, qu’il trouve plus petit. Il effleure ses cheveux devenus très longs. Il se scrute, observe ses petites mains, ses bras fins, les protubérances de ses seins.
Nouveau frisson.
Pour en avoir le cœur net, il se place face au miroir et soulève d’un coup son tee-shirt. Il voit alors sa poitrine aux larges tétons rose foncé. Il répète plusieurs fois ce geste.
Il se pince, croit rêver, se mord la langue puis recommence plus lentement à découvrir son propre torse. Il se palpe.
Il se dit que lui qui rêvait de faire l’amour avec Lucy est devenu Lucy, et qu’il lui suffit de tendre le bras pour se toucher à loisir.
La situation est tellement bizarre que, comme pour reprendre le dessus, il éclate d’un rire nerveux. Ce rire qui arrive dans ce corps qui lui est encore inconfortable le rassure et lui donne un regain d’énergie.
– Vous m’entendez ?
Il se retourne, mais ne voit personne.
– Qui me parle ?
– C’est moi. Lucy. Je suis devenue un pur esprit, et vous vous êtes incarné dans mon corps. Je voulais vérifier que vous parveniez à m’entendre.
– Je vous entends.
– Cela doit être la part de médiumnité de mon cerveau qui continue d’agir. Ce sens est donc en partie lié à mon organisme et pas seulement à mon esprit.
– Et moi, vous m’entendez ? C’est Dolorès, l’amie de Lucy.
– Oui, je vous entends aussi.
– Parfait, dit Lucy. Souvenez-vous, Gabriel : nous avons procédé à un échange. C’était ma proposition, et je crois avoir fait le bon choix, car je n’avais pas assez de force mentale pour lutter contre les effets de la drogue, mais vous, vous êtes arrivé à la supporter. Vous avez survécu et maintenant vous pouvez continuer de vivre.
– Vous voulez récupérer votre corps ?
– Non, pas encore. Vous avez fait des études de criminologie, vous avez écrit des polars, votre esprit est plus mûr, plus stratégique, vous serez mieux à même de gérer l’évasion de cette cave. Moi, je serais juste maladroite. Souvenez-vous de mon intrusion dans la morgue : je me suis blessée et j’ai créé un attroupement.
– Vous me prêtez votre corps jusqu’à quand ?
– Vous pourrez le garder encore quelque temps une fois que vous vous serez évadé. J’ai un autre problème, un peu personnel, à résoudre.
– Dans ce cas, je compte profiter moi aussi de ce sursis pour poursuivre l’enquête sur mon assassinat, ou plutôt sur la destruction de mon ancienne enveloppe charnelle, si vous n’y voyez pas d’objection.
– J’ai l’impression de vous entendre négocier pour savoir qui prendra la voiture ce soir… Mais il n’est pas encore sorti d’ici ! rappelle Dolorès.
– Nous allons pouvoir nous entraider. Déjà, je vais vous indiquer ce que font vos geôliers là-haut, propose Lucy.
Elle disparaît un moment et lui annonce :
– Ils dorment. C’est le moment d’agir.
Alors, faisant appel à la partie Gabriel Wells de son esprit, il trouve deux clous qu’il tord pour trafiquer la serrure jusqu’à ce que le pêne glisse doucement vers l’intérieur.
La porte s’ouvre.
– Prenez les vêtements les plus épais, dehors il fait froid, lui conseille Dolorès.
– Et puis mettez un soutien-gorge si vous devez courir. Vous n’allez pas tarder à vous rendre compte que c’est quand même plus pratique.
Gabriel doit s’y reprendre à plusieurs fois avant d’arriver à attacher les agrafes dans son dos. Il franchit la porte et s’aperçoit que ses talons hauts le rendent instable. Le soutien-gorge le gratte.
Finalement, il préfère tenir ses chaussures à la main et marcher pieds nus. Il entend un gémissement et regarde dans l’œil-de-bœuf. Une fille est étendue. Il repère six portes et six filles qui semblent être dans l’état dans lequel on a cherché à mettre Lucy.
Il sort les clous pour trafiquer la première serrure.
– Mais qu’est-ce que vous faites ? s’exclame Dolorès.
– Je vais libérer mes voisines, voyons.
– Cela ne fera que rendre votre évasion plus difficile. Sauvez votre peau, et ensuite vous reviendrez aider ces pauvres filles. Si vous vous faites toutes attraper, vous ne serez pas plus avancés, ni elles ni vous.
– Et vous Lucy ? Vous n’avez aucune compassion pour vos compagnes de détention ?
– Dolorès a raison. Mieux vaut assurer l’évasion de mon corps plutôt que vouloir aider les autres filles et faire tout capoter.
Il sait qu’il n’a pas le temps de défendre son point de vue, alors il emprunte les escaliers et monte jusqu’au rez-de-chaussée. Il voit les deux hommes dormir avachis dans le divan, face à la télévision encore allumée.
Il avance à pas de loup, mais son pied percute un meuble, il ressent une douleur fulgurante, grimace et retient difficilement un gémissement.