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L’un des hommes ouvre les yeux.

– Hé ! Mais qu’est-ce que…

Il se précipite pour attraper la fugitive, mais au-dessus de lui Lucy a déjà trouvé une parade : elle s’est connectée à l’esprit du gros chat pour l’inciter à se déplacer. L’homme trébuche sur le félin et s’étale de tout son long.

Gabriel court pour rejoindre la Porsche. Par chance, les clefs sont sur le tableau de bord. Il verrouille les portes alors qu’il entend crier derrière lui :

– Il ne faut pas la laisser filer ! VITE ! ATTRAPE-LA !

Gabriel dépose les chaussures à talons hauts sur le siège passager, pas pressé de remettre ces objets de torture.

Il roule, poursuivi par la BMW des geôliers. Des frissons et des soubresauts dus à la drogue dans son sang le parcourent encore. Il respire difficilement. Ses mains tremblent.

Il se dit qu’il n’avait jamais jusque-là pris véritablement conscience de sa chance d’être dans de la chair vivante, matérielle, tangible.

Il ressent la différence qu’il y a à être dans ce corps plus petit, doté de seins, de cheveux longs, à la peau plus fine et plus douce, et… sans pénis.

Il serre les cuisses, mais ne sent rien d’autre que l’étoffe de sa culotte de soie au niveau de son entrejambe.

Il sourit à ces sensations nouvelles qu’il trouve finalement très agréables.

Il a gagné des protubérances en haut et il en a perdu en bas.

Il passe un doigt sur sa bouche et sent ses lèvres plus charnues, se regarde dans le rétroviseur et se trouve… belle, tout en distinguant derrière lui la voiture de ses poursuivants.

Il pense à la propriétaire du corps qu’il pilote, se disant qu’elle a tout pour réussir : intelligence, sensibilité, créativité, médiumnité et beauté. Son seul point faible, c’est… Samy. Les femmes sont en général plus intelligentes que les hommes, sauf lorsqu’elles tombent amoureuses – elles se révèlent alors plus naïves que des petites filles.

– Attention, à droite, un camion ! crie à ce moment-là Lucy-esprit.

Gabriel-femme évite de justesse un poids lourd qui double une voiture en sens inverse.

– Si ce n’est pas indiscret, vous comptez aller où avec « mon » corps ?

– Je vais aller retrouver Vladimir Krausz.

– Pourquoi lui ?

– Il reconnaîtra votre visage et moi je le connais bien. Son centre d’analyses est doté d’une section destinée aux toxicomanes, il dispose de tous les appareils nécessaires pour purifier le sang. Mais d’abord il faut que je me débarrasse de ces deux-là.

Se souvenant de scènes de courses-poursuites qu’il a décrites dans plusieurs de ses romans, il improvise une stratégie qui consiste dans un premier temps à rejoindre Paris. Une fois qu’il a franchi le périphérique au niveau de la porte de Saint-Ouen, il se précipite dans les rues de plus en plus étroites de Montmartre, grillant au passage plusieurs feux rouges. Il évite de justesse des vélos, et rase une voiture dont il arrache un rétroviseur.

– Ah, les femmes au volant ! Regardez-moi celle-là ! hurle un piéton qui assiste aux embardées de la Porsche dans les ruelles.

Les deux hommes dans la BMW tentent de ne pas perdre de vue leur proie, mais ils sont bloqués par un camion d’éboueurs qui manœuvre lentement. Malgré leurs coups de klaxon, auxquels les éboueurs répondent par des gestes provocateurs, ils sont mis hors jeu.

– Bien joué, Gabriel ! Vous conduisez vraiment très bien… pour une femme, plaisante Dolorès.

Déjà Gabriel-femme roule en direction des Champs-Élysées qui abritent le laboratoire de Vladimir Krausz. Arrivé sur place, il remet les chaussures à talons hauts de Lucy, ce qui le grandit de plusieurs centimètres, il s’avance d’une démarche mal assurée, à la manière d’une personne saoule, puis demande à voir son ami en urgence.

La réceptionniste, Ghislaine, reconnaît immédiatement la jeune femme et se montre cette fois-ci plus coopérative, la conduisant sans rechigner jusqu’au bureau de Vladimir Krausz.

– Content de vous revoir, mademoiselle Filipini ! s’écrie celui-ci. J’avais peur que vous ne me recontactiez plus, avoue-t-il. Vous m’avez fait une telle impression lors de votre première visite…

Il l’observe un peu mieux et s’aperçoit qu’elle est pâle, que ses mains tremblent et que ses yeux sont entourés de cernes profonds.

– Écoute-moi, Vladimir. C’est un peu compliqué à expliquer, mais j’ai été kidnappé par un réseau de proxénètes qui a essayé de me transformer en zombie. Ils m’ont drogué, il faut procéder à une exsanguino-transfusion. Je sais que tu la pratiques ici. Je t’expliquerai tout une fois que mon sang aura été purifié.

Vladimir semble surpris d’être tutoyé, mais déjà Gabriel-femme montre l’hématome au creux de son coude. L’autre réagit aussitôt en appelant des infirmiers qui rappliquent sur-le-champ pour s’occuper de la jeune femme.

On lui fait une analyse de sang, puis on l’installe dans une pièce où une pompe lui enlève lentement le sang contaminé pour le remplacer par du sang propre.

– Je pense qu’il y en a pour plusieurs heures, explique Gabriel-femme. Vous pouvez me laisser maintenant, Lucy, j’ai cru comprendre que vous aviez vos propres affaires à régler.

– Merci de prendre soin de mon enveloppe charnelle.

– Je suis comme un garagiste auquel une conductrice confie sa voiture pour une révision : je commence par la vidange, puis je ferai vérifier la pression des pneus avant de laver la carrosserie.

– Ah… hum… il y a des petites choses que je fais à mon corps qu’il faudra que je vous précise.

– Par exemple ?

– Ne vous endormez pas sans vous être démaquillé, et mettez bien une crème de nuit, sinon j’ai la peau qui tire le matin.

– Très bien, quoi d’autre ?

– Il y a des vitamines et des médicaments qu’il vous faudra prendre le matin. Ils sont tous dans le placard de droite de ma cuisine. Et puis si mes poils de jambes repoussent, il faudra les épiler à la cire chaude, je me fais aussi régulièrement un masque avec du miel et…

– Je ne compte pas m’éterniser dans votre peau, je vais donc me contenter de satisfaire vos besoins prioritaires : laver le sang et la peau, manger, dormir, faire un peu d’exercice.

– Et puis vous coiffer. Vous êtes tout décoiffé.

– J’y penserai.

– Et je suis vegan. Ne mettez pas de viande dans ma bouche. Pour reprendre votre métaphore de la voiture, ce serait comme mettre du gasoil dans un réservoir fait pour le sans-plomb.

– Ne vous inquiétez pas, Lucy. En tout cas, sachez que, passé l’émoi dû à la drogue, être dans votre corps est pour moi une expérience… comment dire ?… vraiment « exotique ».

Elle a encore envie de lui donner des conseils sur la gestion de son enveloppe charnelle, mais se retient de peur de l’importuner.

– Et vous, vous ressentez quoi en tant que pur esprit ?

– Je dois avouer que je supporte cette situation uniquement parce que je sais que je vais pouvoir ensuite réintégrer mon corps. Sinon, j’aurais le sentiment d’être morte.

– Donc en fait, vous êtes suspendue à ma promesse de vous restituer votre corps quand vous me le demanderez.

– Je n’ai même pas imaginé que vous pourriez hésiter à me le rendre.

Gabriel-femme sourit.

– Arrêtez de me donner des idées.

– Vous ne comptez quand même pas profiter de la situation pour me voler mon corps !

Gabriel sourit un peu plus.

– On verra.

– Je vous préviens que si vous ne me restituez pas mon corps quand je vous le demanderai et dans l’état où… enfin, dans un meilleur état que celui dans lequel je vous l’ai transmis, je viendrai hanter vos rêves pour les transformer en cauchemars et vous…