La décharge ne provoque aucune réaction, et c’est ainsi que l’enveloppe charnelle de Gabriel Wells devient définitivement hors d’usage.
– Cette fois-ci c’est plié. Je suis bel et bien foutu, songe l’écrivain.
Une question envahit alors son esprit : « Qu’ai-je fait de ma vie ? »
À 42 ans, alors qu’il a atteint le chapitre final de son existence, une sorte de bilan s’impose à lui de manière fulgurante.
Je n’en ai pas fait assez. Certes, j’ai écrit des romans, mais j’aurais pu en produire le double si je n’avais pas été aussi fainéant. Deux par an, c’était mon rythme naturel, mais je me suis restreint à un parce que je savais que cela ne fait pas sérieux d’en sortir plus.
J’aurais dû me battre pour que mes livres soient traduits aux États-Unis. J’aurais dû me battre pour que mes romans soient adaptés au cinéma. J’aurais dû participer à des ateliers d’écriture pour expliquer comment je fabriquais mes histoires.
J’aurais aussi dû voyager davantage. Pourquoi ne suis-je jamais allé en Australie, alors que ça a toujours été mon rêve ?
En fait, je suis passé à côté de ma vie parce que je croyais qu’il me restait du temps. Mais là, la mort me tombe dessus, et je m’aperçois que j’ai trop attendu pour accomplir des choses importantes.
J’aurais dû m’occuper davantage de mes parents. J’ai connu plusieurs femmes, mais j’aurais dû me fixer avec une. Pourquoi ne me suis-je jamais marié ? J’attendais la femme parfaite et je ne voulais pas renoncer au plaisir de la nouveauté. J’avais peur de l’engagement.
Pourquoi n’ai-je pas eu d’enfant ? Je me rendais compte qu’il faudrait m’investir dans son éducation et j’ai eu peur d’être un mauvais père.
Je suis mort et j’ai l’impression d’avoir raté ma vie.
On dit : « Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait ». On devrait ajouter : « Si les morts pouvaient continuer à vivre encore un peu en profitant de ce qu’ils ont compris à leurs derniers instants »…
Si ces incapables de réanimateurs avaient réussi, j’aurais épousé la première femme qui aurait voulu de moi, je lui aurais fait un enfant dans la foulée, puis nous serions partis faire un tour du monde et j’aurais écrit trois fois plus de livres !
Quelle tragédie de mourir si jeune.
Des infirmiers viennent prendre le relais des réanimateurs. Ils déshabillent son corps, le manipulent et le retournent.
– Tu sais pourquoi on parle de « croque-mort » ? demande l’un d’eux. Parce qu’autrefois, quand on avait un cadavre, on mordait le gros orteil pour vérifier que la personne était bien morte et pas seulement endormie.
– Ben vas-y ! Essaye de lui mordre à celui-là, il a l’air raide.
Maladroit, l’un des infirmiers le laisse tomber. La chute de son enveloppe charnelle produit en tombant le son mat d’un sac de viande.
– Fais gaffe !
– C’est pas comme si ça allait lui faire mal !
Gabriel Wells distingue son dos nu et repère de nouveaux éléments qui le troublent.
– Eh ! Regardez par là, on dirait des taches suspectes ! Il faut faire une autopsie ! crie l’écrivain, qui plane au-dessus de la scène.
Mais les vivants ne peuvent pas l’entendre, et les infirmiers sont déjà en train d’envelopper son corps dans une housse, bientôt enfermée dans une armoire réfrigérée.
Mentalement, il dresse une liste :
Indice numéro 1 : pétéchies violettes sur les paumes de main.
Indice numéro 2 : larges taches rondes violacées dans le dos.
Gabriel rejoint Lucy qui est dans la salle d’attente et patiente les yeux fermés.
– C’est pas le moment de dormir, mademoiselle, ça y est, je suis complètement mort et j’ai vu dans mon dos des traces typiques d’un empoisonnement. Il faut vite faire une autopsie !
Lucy rouvre lentement les yeux.
– Ne me dérangez jamais quand vous voyez que j’ai les yeux fermés.
– Mais…
– Il n’y a pas de « mais ». Vous ne saviez même pas ce que je faisais.
– Une sieste ?
– Non, je « déparasitais ». Je vous expliquerai plus tard. Bon, qu’est-ce que vous disiez ?
– Je veux une autopsie. Les pétéchies violettes que j’avais déjà repérées sur mes paumes, plus les grosses taches que j’ai vues sur mon dos, tout ça ce sont des indices évidents d’empoisonnement. Il faut à tout prix effectuer une autopsie pour le vérifier. Lucy, je vous en prie, exigez ça pour moi !
La jeune femme soupire, puis se lève pour aller faire la queue devant un guichet surmonté de l’inscription « Réclamations/Contentieux ». Après une longue attente, une grosse dame lui répond :
– Seul un membre de la famille peut faire une telle demande. Vous êtes de la famille ?
– Non, je suis juste une… amie.
– Dans ce cas…
– Voilà justement mon frère ! s’exclame alors l’écrivain.
En effet, un homme nerveux, vêtu d’un pardessus chic, entre d’un pas pressé et demande à voir Gabriel Wells.
– Mais c’est votre jumeau ! Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous en aviez un ? chuchote Lucy.
Elle l’observe de plus près et reconnaît le visage rond des quatrièmes de couverture des romans de Gabriel, le nez terminé par une petite boule, les lèvres fines, les cheveux bruns coupés court.
– En effet, Thomas et moi sommes jumeaux, confirme Gabriel. On est absolument pareils physiquement, mais opposés psychologiquement.
Le frère de l’écrivain apprend par une femme de l’accueil où il doit se rendre. Lucy veut l’intercepter, mais Gabriel la retient.
– Attendez ! Il faut d’abord que Thomas surmonte le choc de ma mort, ensuite ce sera plus facile de le convaincre.
Il suit son frère qui court de service en service avant d’arriver à la morgue. Le tiroir contenant le cadavre de Gabriel coulisse dans un feulement.
Thomas Wells se penche et enlace le corps de son défunt frère jumeau. Il reste longtemps dans cette fusion intime, puis il se relève.
– C’est bien lui, dit-il enfin.
Le médecin légiste demande à Thomas de remplir et signer un formulaire d’identification. Ce dernier essuie une larme et s’exécute. Une fois qu’il a quitté l’hôpital, il sort son téléphone pour appeler ses parents depuis le parking et leur annoncer la nouvelle.
Lucy s’avance pour se placer face à lui.
– Thomas Wells ?
Il ne lui accorde pas la moindre attention, et se contente de murmurer :
– Ce n’est vraiment pas le moment.
– J’ai quelque chose de très important à vous dire à propos de votre frère.
– Qui êtes-vous et que me voulez-vous ?
– Il faut demander que le corps de votre frère soit autopsié.
Intrigué, il la regarde pour la première fois.
– Vous ne m’avez pas dit qui vous êtes, mademoiselle…
– Une amie très proche.
– Sa dernière maîtresse en date ? J’aurais dû m’en douter, vous êtes exactement son genre de femme.
– Juste une amie, mais…
– S’il vous plaît, j’aimerais être seul.
– Je suis désolée de vous embêter mais Gabriel m’a, enfin m’avait, dit que s’il mourait, il souhaitait qu’on procède à une autopsie.
– Quelle drôle d’idée. Et pourquoi donc ?
– Dites-lui que j’avais de bonnes raisons de croire qu’on allait m’assassiner, suggère Gabriel.