Après l’intervention de François Mitterrand, l’ambiance se détend autour de la table ronde. Les extrémités des doigts restent connectées. Gabriel-femme permet ensuite au ministre de l’Intérieur de parler à Edgar Hoover, l’ancien chef du FBI lié à la mafia. Ce dernier tient des propos très racistes mais qui semblent ravir le Français. Puis chacune des compagnes des ministres émet le désir de discuter avec sa mère. Elles s’abreuvent de leurs conseils de vie et même de recettes de cuisine. À force, les douleurs au ventre finissent par fatiguer l’écrivain, qui écourte la séance et raccompagne ses invités ravis, bien décidés à revenir rapidement.
Une fois qu’ils sont partis, Gabriel s’affale dans un fauteuil en lâchant un soupir de soulagement. Les chats viennent spontanément se frotter contre ses mollets comme s’ils voulaient nettoyer les mauvaises ondes générées par cette séance.
– Bon, tenir une séance de tables tournantes avec deux ministres où l’on invoque des politiciens défunts : c’est fait !
– Vous vous en êtes très bien tiré, Gabriel.
– Heureusement que vous étiez là, Lucy. Entre nous, vous qui l’avez vu dans l’invisible, vous pouvez me confirmer que c’était le vrai Mitterrand ?
– Qui d’autre aurait pu donner de telles informations ?
– Certes… Bon, tout ça m’a épuisé, je ferais mieux d’aller dormir. C’est peut-être cela qui m’a le plus manqué en tant qu’âme errante, ces moments où on lâche complètement prise pour s’arrêter de penser.
Déjà Gabriel-femme enlève ses vêtements de médium, enfile une nuisette et se couche.
– Et ne me reluquez pas pendant que je dors ! lance-t-il en direction du plafond. Vos chats me protègent et m’avertiront.
– Ne vous inquiétez pas, nous avons d’autres choses à faire que vous lorgner, lui répond Lucy.
69.
Il ronfle. Lucy et Dolorès planent au-dessus du lit où s’est assoupi Samy Daoudi.
– Il a une aura complètement étanche, déplore l’ancienne détenue de la prison de Rennes devenue spécialiste en examen d’énergies.
Elles continuent de tourner autour de lui alors que celui-ci commence à ronfler plus fort.
– Regarde, il entre dans un sommeil profond. On a peut-être une chance que cela change. Tiens-toi prête, Lucy.
La médium observe l’enveloppe vaporeuse autour de son ancien amant. Des zones s’assombrissent et, enfin, un petit orifice apparaît au niveau du sommet du crâne.
– Il est en phase de sommeil paradoxal. Il n’a plus aucune protection. Vas-y, Lucy.
Alors, lentement, la jeune médium en lévitation au-dessus du dormeur approche de lui son index. Elle le plonge dans le trou, l’enfonce dans le crâne. Il a un infime tressaillement et émet un petit claquement de bouche. Elle poursuit cependant sa trépanation et arrive à atteindre son cerveau. Elle place l’extrémité de son index au niveau du corps calleux, ce pont de chair qui relie les deux hémisphères cérébraux, et ressent en direct l’énergie de ses pensées. Mais elle sait qu’elle n’a pas de temps à perdre, le sommeil paradoxal ne durant tout au plus qu’une dizaine de minutes. Il lui faut rapidement trouver un moyen d’agir sur son esprit.
– C’est moi, ta maman. Écoute-moi.
– Maman ? demande Samy à haute voix dans son sommeil.
– Écoute-moi, Samy : ce que tu as fait n’est pas bien. Je souffre de voir comment tu as sali le nom de notre famille. Il faut que tu répares ta faute !
– Maman !
– Tais-toi et écoute-moi. Tu vas te débrouiller pour que Christophe libère les autres filles. Et tu dois faire en sorte qu’il ne puisse plus recommencer. Dénonce-le à la police s’il le faut, tu m’entends ? Tu dois cesser de le fréquenter.
– Maman…
– Je suis dans le ciel et je te surveille. Il faut que tu répares le tort que tu as causé à des innocentes. Et il faut que tu dises à ton ami de ne plus chercher à retrouver Lucy. Tu m’entends ? Il faut laisser cette fille tranquille désormais.
– Mais maman…
– Tais-toi et obéis, Samy ! Sinon je serai très malheureuse. Ce n’est pas ce que tu veux, si ?
– Non…
– Je te vois et te surveille, Samy. Il faut t’amender. Réparer le mal que tu as fait. Et ce, dès demain ; c’est bien compris ? Dis-moi que tu le feras.
– Je le ferai.
– Et plus jamais tu ne feras de mal volontairement à quelqu’un, promets-le.
– Mais maman…
– Promets-le, sinon je viendrai toutes les nuits hanter tes rêves pour en faire des cauchemars !
– Très bien, maman. Je te le promets.
– Parfait. Donc dès demain tu…
Dolorès fait signe à Lucy que cela ne sert à rien de continuer : Samy est sorti de sa phase de sommeil paradoxal et son aura s’est reconstituée. Il ne l’entend donc plus.
– Si ça ne tenait qu’à moi, je l’aurais puni ton salopard d’ex-amant ! rugit Dolorès.
– Mais on ne peut pas agir dans l’invisible…
– Si, on peut agir un peu. Quand je suis morte, je me suis mise à explorer les possibilités d’action depuis les limbes, et j’en ai trouvé quelques-unes. Il suffit de pousser les gens vers leurs mauvais penchants naturels… De la même manière que tu viens de retrouver ton ex-fiancé, moi j’ai retrouvé l’enflure qui nous a trahies, ma sœur et moi. Et je suis passée aux représailles…
– Comment ça ?
– Il avait une petite tendance à boire, et je l’ai aidé, disons, à y aller plus franchement dans son vice. Ensuite, une fois que son aura a été bien trouée, je suis allée chercher un égrégore d’ivrognes dans l’invisible. Les égrégores sont, comme tu le sais, un troupeau d’esprits qui pensent pareil et agissent de concert, une sorte de club d’âmes errantes. Étant eux-mêmes morts d’éthylisme, ils ont tendance à faire du prosélytisme pour qu’un maximum de gens souffrent comme eux. Donc, si quelqu’un nous énerve vraiment, on peut l’inciter à boire et le laisser ensuite en pâture à un de ces groupes qui va le pousser en permanence vers son mauvais penchant.
– Et ça a marché ?
– Il a eu des crises de delirium tremens, c’est devenu une loque, un clochard, il ne peut plus rien faire, même pas se tenir debout. Crois-moi, c’est encore mieux que de le tuer, car cela peut durer très longtemps, cela revient à pourrir son esprit. Et cette pathologie est entretenue et encouragée par cet inépuisable égrégore d’ivrognes dans l’invisible.
– C’est quand même un peu dur !
– Tu es trop gentille, Lucy. Dois-je te rappeler que ton Samy t’a fait perdre huit ans de ta vie en t’envoyant en prison ?
– Mais c’est grâce à cela que j’ai découvert mon talent, que j’ai trouvé mon métier et que je t’ai rencontrée !
– Tu pardonnes trop vite. Moi je suis favorable à ce que les salopards payent pour leurs méfaits et qu’on arrête de leur trouver des excuses. Ton Samy t’a menti, il t’a dénoncée à la police, il t’a fait kidnapper par ses copains proxénètes, je ne sais pas ce qu’il te faut ! À mon avis, il mérite une vraie leçon. Mais bon, si tu préfères te contenter de lui faire la morale en te faisant passer pour sa mère et en le menaçant de cauchemars, c’est ton choix. Je le respecte. Viens, suis-moi, j’ai quelque chose à te montrer.