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Les deux femmes s’envolent vers le centre de Paris.

Dolorès emmène Lucy devant le mémorial de la Shoah dans le quartier du Marais. Une nuée de fantômes, anciens martyrs de la déportation, sont réunis autour du musée.

– Regarde-les. Qu’est-ce qu’ils font ? Rien. Ils se retrouvent entre eux pour se rappeler leur malheur. Le vrai problème, c’est que la plupart des gens sont comme toi. Même les victimes ne sont pas rancunières, ce qui fait qu’il n’y a de justice des hommes ni sur terre ni dans l’au-delà, regrette Dolorès. L’officier allemand qui avait organisé, durant la débâcle de la Seconde Guerre mondiale, le massacre d’Oradour-sur-Glane, qui avait enfermé tous les habitants dans une église avant de les brûler vifs, eh bien figure-toi qu’il est mort de vieillesse entouré des siens. Tout comme l’ignoble docteur Mengele qui conduisait des expériences atroces dans les camps de concentration sur les enfants, et notamment les jumeaux.

– Ou la plupart des nazis qui ont été aidés dans leur fuite vers le Brésil ou l’Argentine…

– Et il n’y a pas que les nazis. Mao, Staline, Kim Il-sung, Pinochet, qui ont massacré une foule d’innocents, ils sont eux aussi morts confortablement dans leur lit ou à l’hôpital. En fait, la plupart des salauds, qu’ils soient dictateurs sanguinaires, criminels ou tortionnaires, sont morts tranquillement de vieillesse dans l’opulence, en capacité d’indiquer à leurs héritiers comment poursuivre leur œuvre. Et, même après leur décès, il y a encore des gens informés de leurs méfaits pour continuer de les vénérer.

– On ne peut rien y faire. Les salauds non seulement ont de la chance, mais voient surgir de partout des volontaires pour les aider.

Les deux femmes se recueillent un instant en silence devant la liste des 76 000 déportés, dont 11 400 enfants.

– La justice des hommes est bel et bien une utopie, soupire Lucy.

– Je ne suis pas de ton avis. J’estime que là où la justice des hommes se révèle impuissante, il faudrait inventer une sorte de « Tribunal de l’invisible » avec des juges âmes errantes qui pourraient prendre des sanctions en agissant depuis les limbes.

– Comme toi avec ce type qui est devenu alcoolique ?

– Parfaitement. Je pense que nous pourrions, nous les âmes errantes motivées par un sentiment de justice, agir quand les juges du monde matériel ont baissé les bras.

– Il risque d’y avoir du travail…

– Ça tombe bien, j’ai tout mon temps. Je crois que je viens de trouver un sens au restant de mon existence dans les limbes !

Les deux femmes regardent maintenant la liste des Justes, ceux qui ont risqué leur vie pour sauver 3 853 personnes, préférant essayer d’enrayer la barbarie plutôt que de se soumettre. Ce mur, plus que celui des victimes, provoque chez Lucy une prise de conscience : ne rien faire revient à condamner d’autres filles à subir le sort qu’elle a subi.

– J’ai changé d’avis, Dolorès. Je ne crois pas que Samy s’amendera en souvenir de sa mère. Il fera peut-être des efforts un temps, mais il ne changera jamais en profondeur. Il a fait du mal, il doit payer.

Elle se précipite dans la maison de Samy et se replace au-dessus de son lit.

– Tu comptes faire quoi ? Le rendre alcoolique comme mon bonhomme ? demande Dolorès. Commençons par lui donner envie de prendre une petite bière fraîche à 10 heures. Lorsqu’il en aura bu une dizaine, on lui suggérera de dénoncer son pote proxénète à la police. Puis on le rendra dépendant à l’alcool au point de lui faire perdre tout libre arbitre, et pour finir, on le confiera à mes copains âmes errantes morts de cirrhose.

– Non. J’ai une meilleure idée. Il voulait me droguer pour me transformer en prostituée ? On va jouer à l’arroseur arrosé. Ça peut être un bon point de départ pour ton Tribunal de l’invisible : faire subir aux nuisibles ce qu’ils ont fait subir aux autres.

70. ENCYCLOPÉDIE : ÂMES SOMBRES

Certains humains détestent vraiment leur prochain. En voici quelques-uns qui ont mis toute leur énergie à causer le plus de souffrances possible à leurs congénères :

– L’empereur chinois Qin Shi Huangdi (259-210 avant J.-C.) promulgua un jour l’interdiction de penser. Il voulait faire advenir une loi non plus écrite mais organique, qui stipulait qu’un individu souhaitant voler ne le pourrait même pas car sa main refuserait de lui obéir. Pour ce faire, une seule arme : la terreur. Il inventa des supplices de plus en plus spectaculaires pour parvenir à cette fin. Pour perfectionner l’art de faire souffrir son prochain, il créa des universités de torture et instaura un système policier où les enfants étaient obligés de surveiller leurs parents et de les dénoncer s’ils concevaient une pensée hostile à l’empereur. Il fit nommer son cheval ministre, ordonna la destruction de tous les livres de son pays, organisa la décapitation de 500 à 600 de ses savants, sous le prétexte qu’ils avaient été incapables de lui procurer l’immortalité. Son bilan final dépassa les 3 millions de victimes.

– Le roi hébreu Hérode (73-4 avant J.-C.), placé sur le trône par les Romains, enleva aux tribus d’Israël leur pouvoir politique, destitua les rabbins, fit assassiner son épouse ainsi que plusieurs de ses propres enfants. Contemporain de Jésus-Christ (qui mourut quatre ans après Hérode), il fit assassiner des dizaines de milliers de jeunes garçons juifs rien que pour terroriser la population et la rendre plus docile. Il fit éliminer systématiquement tous les individus qui menaçaient de près ou de loin son pouvoir. À force de spoliations, d’intrigues, de vols, il laissa le pays péricliter pour satisfaire les Romains qui craignaient les insurrections à répétition dans la région. Il demanda qu’à sa mort, tous les hommes les plus importants du pays soient systématiquement tués, afin que le deuil soit le plus marquant possible.

– L’empereur romain Caligula (12-41 après J.-C.), après un début de règne où il se montra particulièrement bienveillant et devint très populaire, ne prenant que des décisions raisonnables et sages, fut atteint d’une fièvre qui le plongea dans le coma. Une fois guéri, il changea complètement d’état d’esprit. Son visage jadis gracieux devint ténébreux et tourmenté. Il promulgua des lois irrationnelles et punit tous ceux qui refusaient de s’y soumettre. Il aimait torturer et supplicier ses opposants ou même des individus pris au hasard pour son simple plaisir, prolongeant parfois leur agonie pendant plusieurs jours. L’une de ses tortures favorites consistait à découper la chair de ses victimes le long de la colonne vertébrale, depuis l’entrejambe jusqu’au haut de la poitrine. Il avait des relations incestueuses avec ses sœurs. Il participait aux mariages des aristocrates et exigeait de passer la première nuit avec leurs épouses. Si le mari rechignait, il lui faisait couper les testicules et les mangeait en présence de sa femme qu’il forçait elle aussi à consommer. On lui prête un certain nombre de citations, dont : « Il n’y a qu’une manière d’égaler les dieux, c’est d’être aussi cruel qu’eux », « Il n’y a que la haine pour rendre les gens intelligents » et « Quand je passe une journée sans assassiner quelqu’un, je suis envahi d’un énorme sentiment de solitude ». Il finit poignardé par ses soldats, qui le mangèrent pour être sûr qu’il était bien mort.