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Enhardie, elle poursuit :

– Nous sommes au XXIe siècle, cela ne peut plus durer, il faut éliminer tous ces êtres pervers et néfastes qui répandent le malheur en toute impunité, parfois au plus haut sommet des nations ou infiltrés dans des réseaux parallèles au pouvoir en place.

L’homme en toge blanche affiche un air désabusé.

– Je ne suis pas n’importe qui… En fait, je suis pratiquement l’inventeur de la justice. C’est moi Dracon qui, en l’an 621 avant Jésus-Christ, ai rédigé les premières lois écrites s’appliquant sans distinction à chaque individu, quelle que soit sa classe sociale. Jusque-là, une justice différente régissait les riches et les pauvres, avec des lois distinctes selon que vous étiez homme, femme, étranger ou citoyen.

– Il n’y avait vraiment rien dans ce sens avant ? demande Lucy, dubitative.

– Il y avait les dix commandements dictés à Moïse. Cela date de 1300 avant Jésus-Christ, mais cela ne concernait que les Hébreux, qui n’étaient pas très nombreux. Dans mon pays, la Grèce, alors principale puissance du bassin méditerranéen, les lois n’étaient qu’orales et laissées à la libre interprétation du législateur. Ce dernier punissait selon son intuition sans avoir aucun compte à rendre à personne. Cela donnait lieu à beaucoup d’excès. C’est moi qui ai mis fin au droit à la vengeance privée. C’est moi qui ai eu l’idée de graver les lois sur des panneaux de bois à l’entrée des villes, puis sur des stèles de pierre, afin que nul ne puisse prétendre ignorer la loi. C’est moi qui ai inventé la distinction entre le meurtre, volontaire, et l’homicide, involontaire. Tout cela pour vous dire que la justice, c’est mon domaine.

– C’est à cause de vous qu’on parle de « justice draconienne » ?

– Oui, mais je n’avais pas le choix. Pour remplacer l’envie de se venger, il fallait que la justice garantisse une punition exemplaire. En tant qu’utopiste, tout comme vous, j’ai cru qu’il fallait ne rien laisser passer. Donc les vols étaient punis de la peine de mort. C’est pour cela qu’on associe mon nom à l’idée d’un jugement extrêmement sévère.

– Si vous avez vraiment œuvré sur Terre pour plus de justice, vous devriez comprendre aisément notre action. Aidez-nous, au lieu de chercher à nous arrêter, lui oppose Lucy.

– De quoi vous mêlez-vous ? répond-il froidement.

Elles sont aussi surprises l’une que l’autre du changement de ton.

– Nous sommes ici pour défendre la morale.

– Il ne vous a jamais traversé l’esprit que ce monde est parfait tel qu’il est et qu’il ne faut rien changer ?

Dolorès est outrée :

– Même les réseaux de traite des femmes ?

– L’humanité doit aller au bout de ses erreurs, y compris les plus choquantes, pour apprendre.

– Vous voulez dire que ces ignobles crapules font partie du Plan cosmique ?

– Tout comme les fanatiques religieux, les sectes, la drogue, l’alcool, la guerre, les massacres, les épidémies, la bêtise humaine…

– Mais on ne peut pas imaginer une planète sans guerre, sans pauvreté, sans meurtres, sans pervers, sans dictateurs, sans famine ?

– Elle existe déjà cette planète, croyez-moi.

– Ah oui ? Et où ça ?

– Toutes les planètes du Système solaire sont ainsi. Le problème c’est qu’elles sont aussi sans oxygène… donc sans vie.

Dracon a l’air très satisfait de sa boutade. Il précise :

– C’est beaucoup de prétention que de croire que l’on peut sauver les gens et changer le monde. Je vais donc vous demander d’arrêter de « bricoler » votre petite justice personnelle sans tenir compte d’enjeux qui vous dépassent. L’homme ne méritera de s’en sortir que s’il lutte lui-même contre sa part d’ombre. Il doit avoir la possibilité de se tromper pour avoir le mérite de réussir. Considérez les améliorations, au lieu de toujours vouloir tout changer le plus vite possible. L’évolution se fait lentement, par à-coups. Faites confiance à la Hiérarchie au-dessus de vous.

– Alors il faudrait être résigné et ne rien faire ?! s’insurge Dolorès.

– Il faut faire un peu, à son niveau, et ne pas trop présumer de ses forces. N’oubliez jamais que si les choses sont ainsi, c’est qu’il y a des raisons cachées. Il peut être nécessaire de se tromper pour comprendre. Les expériences se forgent en plusieurs temps : les gens expérimentent d’abord, puis voient les résultats de leur expérimentation et finissent par prendre conscience qu’ils devraient changer de comportement, avant que cela devienne naturel pour eux de se comporter différemment.

Dracon a parlé d’un ton sec. Dolorès ne se laisse pourtant pas impressionner.

– Quel camp choisis-tu, Lucy ? demande-t-elle à son amie.

– C’est mon interface privilégiée avec le Moyen Astral : je ne me vois pas le contredire.

– Alors tu baisses les bras ? Tu renonces à ta vengeance ?

Lucy se sent tiraillée entre les deux positions et ses propres sentiments.

– J’accepte le monde tel qu’il est.

– Eh bien pas moi, Lucy. Si tu ne te sens pas la force de combattre le mal, je le combattrai toute seule. Et je vais tout faire pour qu’un jour ce tribunal céleste existe et qu’il comble les lacunes des tribunaux des vivants. Adieu Lucy, je te souhaite le meilleur, mais je ne me vois pas me défiler devant les nouvelles responsabilités nées de cette prise de conscience.

À peine a-t-elle dit cela qu’elle traverse le plafond, laissant Lucy seule avec Dracon au-dessus du lit de Samy.

– Vous m’aviez caché ça ; vous êtes vraiment l’inventeur de la justice ?

– C’était une autre époque.

– Et vous êtes d’accord avec la justice telle qu’elle est rendue aujourd’hui sur Terre ?

– Je n’approuve pas tout ce qu’il s’y passe, mais je comprends.

– Alors je peux peut-être vous poser une question un peu personnelle ?

– Allez-y.

– Maintenant que j’ai renoncé à faire du mal à mon ennemi, j’aimerais faire du bien à un ami.

– Gabriel Wells ?

Elle hoche la tête.

– Il est dans mon corps. Cela finit par créer des liens… Vous savez qui l’a assassiné ?

Sa bouche s’étire dans un sourire, il prend un air rusé.

– Oui.

Elle lève un sourcil.

– Et vous pourriez me le dire ?

– Évidemment. Mais, chère Lucy, cela ne vous servira à rien de le savoir.

– Alors disons que je vous le demande simplement pour satisfaire ma curiosité.

– Vous allez être déçue. C’est comme découvrir le truc d’un tour de magie.

– J’aime bien être surprise. Connaître les trucs des tours de magie ne m’a jamais déçue.

– Comme vous voulez.

Alors, Dracon s’approche de l’oreille de Lucy pour lui chuchoter le nom de l’assassin. Et Lucy n’en revient pas.

73. ENCYCLOPÉDIE : THÉORIE DU CENTIÈME SINGE

La « théorie du centième singe » vient d’une observation effectuée sur des macaques du Japon, les Macaca fuscata, ces singes aux longs poils argentés et au visage rose qui figurent sur de nombreuses photos, prises entre 1952 et 1965, où ils apparaissent immergés dans l’eau d’un lac au milieu de vapeurs rasantes, sur l’îlot de Koshima ou sur l’île de Kyūshū.