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Gabriel-femme décide de tenter le tout pour le tout :

– J’ai une question à vous poser, Gabriel : selon vous, qui aurait pu tuer votre modèle ?

Le visage virtuel qui flotte face à lui se crispe de façon infime, puis bouge la lèvre inférieure, ce qui pourrait être interprété comme un instant de réflexion intense.

– Beaucoup de gens souhaitaient que le Gabriel-organique cesse d’écrire, dit-il finalement.

– Gabriel Wells était un peu paranoïaque, chuchote Alexandre de Villambreuse à l’oreille de la jeune fille, nous avons donc aussi programmé ce trait de caractère, par souci de fidélité à sa pensée.

– Mais qui, à votre avis, avait le plus intérêt à mettre fin à ses jours ?

– Qui ? répète le visage sur l’écran pour gagner du temps.

De nouveau il adopte une mimique d’intense réflexion.

– Voyons les choses autrement… Qui, cher Gabriel-virtuel, choisiriez-vous comme assassin si vous écriviez un roman sur sa mort ?

Alexandre de Villambreuse lève le pouce en signe d’encouragement.

– C’est exactement comme ça qu’il faut poser la question.

Une nouvelle fois, le visage à l’écran manifeste une intense concentration, avant de se détendre.

– « Pour comprendre un système, il faut s’en extraire », disait Gabriel.

– Et quand on s’en extrait, on trouve quoi ?

– J’ai trouvé ! L’assassin c’est… L’assassin c’est… L’assassin c’est…

Gabriel-virtuel bégaie, se bloque, puis l’écran s’éteint d’un coup.

– Oh non ! Vous l’avez fait bugger ! s’exclame Sylvain Dureau.

– Les pannes sont des choses qui arrivent, surtout avec un programme neuf.

Il démonte le capot de l’ordinateur et cherche l’origine du bug.

– Je vous l’avais dit, il ne faut pas encore lui en demander trop, c’est une version bêta !

– Je ne savais pas que lui poser des questions sur l’assassin de son modèle le mettrait dans cet état, remarque Gabriel-femme. Je suis déçu.

Alexandre de Villambreuse ne veut pas renoncer à impressionner la jeune femme, alors il ouvre une armoire et sort une ramette de feuilles imprimées.

– Voici les trois premiers chapitres de L’Homme de 1000 ans.

– Vous m’autorisez à les lire ?

– Je peux vous laisser voir les vingt premières pages, mais pas plus. Le reste est top secret et doit évidemment être relu et remanié par un humain, pour lui donner du « liant ».

Gabriel-femme, curieux, lit l’incipit.

« Qui n’a rêvé un jour de voir sa vie se prolonger sans fin ? »

Alexandre a bien repéré que ses romans commencent toujours par une question et s’y est montré fidèle. La suite du récit obéit à une structure de polar classique dont la seule originalité est son thème : la prolongation de la vie.

Le héros lui semble un peu banal, mais il se doute qu’un simple programme d’intelligence artificielle ne peut pas comprendre la folie des hommes.

Alexandre allume un cigare et relâche quelques bouffées opaques.

– Vous êtes consciente, mademoiselle Filipini, du privilège que vous avez de lire ça avant tout le monde ?

Gabriel n’ose lui dire ce qu’il pense vraiment de ce premier chapitre confondant de banalité et se contente de le remercier.

– Évidemment, si vous voulez lire la suite, c’est possible. Mais il faudrait alors que nous nous revoyions de manière moins formelle…

Il lui tend sa carte de visite ; Gabriel-femme le remercie et prend congé. En chemin, il repense à toute l’alchimie qui lui a permis de transformer son cerveau en machine à fabriquer des histoires. Il est de plus en plus persuadé que la faiblesse du programme Gabriel Wells Virtuel tient au fait qu’il ne sera jamais aussi curieux qu’un esprit humain vivant.

L’écrivain, qui se sent alerte dans le corps de la médium, a envie de profiter du répit que lui offre cette nouvelle enveloppe féminine, mais, au fond de son esprit, il sent que son assassinat l’a profondément touché. Quelque chose en lui est brisé. Tant qu’il ne saura pas pourquoi et par qui il a été tué, il ne pourra pas trouver la paix.

75. ENCYCLOPÉDIE : KINTSUGI,

OU L’ART DE RÉPARER AVEC DE L’OR

Dans la culture japonaise, un objet brisé peut avoir plus de valeur qu’un objet neuf intact, sa réparation étant considérée comme une source supplémentaire d’intérêt.

L’art de réparer pour bonifier porte même un nom : le kintsugi (littéralement « jointure en or »). Les premières références au kintsugi datent du XVe siècle, lorsque le shogun Ashikaga Yoshimasa a envoyé un bol de thé cassé en Chine pour le faire réparer. Selon la tradition, le bol lui est revenu orné d’attaches de fer inesthétiques. Le shogun a alors protesté et des artisans japonais ont proposé de réparer le bol en fixant des jointures en laque recouvertes d’or et bien visibles. Celles-ci étaient donc une nouvelle décoration ajoutée à l’œuvre d’art d’origine. Dès lors, l’habitude a été prise chez les shoguns de ne plus jeter les objets de céramique cassés, mais de leur offrir une deuxième vie en mettant en valeur leurs accidents plutôt que de les dissimuler.

Le succès du kintsugi fut tel que certains collectionneurs, notamment parmi les chajin, qui pratiquaient la cérémonie du thé brisaient délibérément les poteries uniquement pour les décorer avec des jointures en or. Et, en proposant une deuxième vie aux objets, le kintsugi véhicule aussi l’idée qu’un homme qui a vécu des drames, qui a été brisé et réparé, a plus d’intérêt qu’un homme intact protégé des vicissitudes de l’existence.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

76.

Elle se débat. Elle est prisonnière des Indiens qui l’ont attachée à un poteau. Leur chef arrive avec un grand couteau et approche la pointe de son arme du chemisier de sa jolie prisonnière ; cette dernière respire plus amplement en gonflant sa poitrine, jusqu’à ce qu’un bouton du corsage soit arraché.

– Coupez ! On la garde, lance la voix du réalisateur. Détachez Sabrina, s’il vous plaît.

Ses assistants libèrent l’actrice qui exige aussitôt une coupe de champagne pour se remettre de ses émotions, alors que l’acteur qui joue le chef indien profite de ce répit pour lui demander un autographe.

Parmi les gens présents, Sabrina reconnaît la silhouette de Lucy.

– Vous me trouvez chaque fois dans une situation délicate, fait remarquer l’actrice avec ironie. La dernière fois, j’étais sur le point de me faire torturer par les méchants juges de Louis XIV et, cette fois-ci, je suis capturée par des Indiens non moins lubriques.

– La vie n’est-elle pas un scénario qui se répète à l’infini ?

– Tiens, c’est marrant, vous parlez comme Gabriel Wells. C’est tout à fait le genre de phrase qu’il aurait pu dire. Vous en êtes où, d’ailleurs, dans l’enquête sur sa mort ?

– J’avance.

Autour d’eux, les équipes de techniciens – accessoiristes, ingénieurs du son, maquilleuses – s’activent et s’énervent.

– Sabrina, dix minutes de pause, ça te va ? propose le réalisateur.

L’actrice referme son chemisier.

– Non, vingt. Et vous, mademoiselle Filipini, suivez-moi dans ma loge, nous serons plus tranquilles pour discuter.

Elle l’invite dans un spacieux mobile home de luxe décoré de fausses boiseries.

– Merci de m’accorder à nouveau un peu de temps, dit Gabriel-femme.

– Je ne sais pas pourquoi, mademoiselle Filipini, mais j’aime bien votre façon d’être.