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– C’est un endroit spécial, très spécial. Si vous ne connaissez pas, je pense que cela devrait vous intéresser.

À cet instant, l’armure de chevalier qui tenait la hallebarde rouillée a un infime mouvement, et la lame à double tranchant s’écrase dans un grand fracas métallique, faisant sursauter les deux âmes errantes.

– C’est vous qui avez fait ça ? demande Gabriel, impressionné. Vous êtes capable, bien qu’âme errante, d’agir sur la matière ?

Comme pour répondre à sa question, un rat sort de l’armure et court escalader la bibliothèque. Il ronge de ses longues incisives une page d’un roman de Doyle.

– Ainsi finissent nos œuvres, ironise Doyle. Grignotées par des rats.

– En tout cas il a l’air d’aimer vos livres, dit Gabriel Wells en voyant le rongeur engloutir un chapitre.

– Allons, ne perdons pas de temps ! Si vous voulez faire avancer votre enquête, il faut agir tant que c’est encore possible.

78.

Sous eux défilent les forêts et les prairies anglaises parsemées de moutons blancs et de petites maisons. Les trois âmes errantes arrivent dans le village anglais de Larkhill, au sein du comté du Wiltshire, non loin de la ville d’Amesbury.

Conan Doyle indique une maison de deux étages, elle-même prolongée par une longue bande étroite de jardin. Ils s’enfoncent dans le toit pour rejoindre la cuisine, où ils découvrent un homme ventripotent à la barbe et aux longs cheveux blancs. Celui-ci est debout devant le plan de travail, où trône un téléviseur qui diffuse une émission de cuisine. Il tente tant bien que mal de reproduire les gestes de l’animateur.

– Je vous présente Michael Plumer. Officiellement, c’est le guide de Stonehenge.

– Et officieusement ?

– Il est le druide Gutuater, le meilleur de la région.

Les deux Français observent l’homme qui semble passionné par la mise en pratique de son cours de cuisine télévisé.

– Et c’est lui qui va nous aider ?

– Vu la situation, la nature particulière et l’identité de votre assassin, franchement, en dehors de lui, je ne vois pas qui le pourrait.

– Gutuater, tu m’entends ?

Il ne répond pas.

– Vous êtes sûr qu’il a des dispositions médiumniques ?

– Bien sûr. Mais c’est aussi une tête de mule.

– Gutuater, tu m’entends ? GUTUATER !

– Je crois que c’est juste un type normal, il ne nous entend pas.

– Allez, Gutuater, arrête de faire ton teigneux. Réponds, c’est moi !

Après avoir grommelé plusieurs mots en gaélique, le druide prononce enfin des mots compréhensibles :

– Qui ose me déranger ?

– C’est Conan Doyle. Je suis avec deux amis, des Français qui ont besoin de toi.

– Je n’aime pas les Français.

– Ce sont des esprits lumineux.

Agacé, Gutuater éteint la télévision et jette tout le plat qu’il a préparé à la poubelle.

– JE N’AIME PAS LES FRANÇAIS ! C’EST À CAUSE D’EUX ET DE LEUR MAUDIT MARQUIS DE LA FAYETTE QU’ON A PERDU L’AMÉRIQUE !

– Gutuater, il ne faut pas vivre dans les souvenirs…

– C’est à moi que tu demandes de ne pas vivre dans le passé ? Tu veux que je te rappelle qui est le mort et qui est le vivant entre nous deux ?

– Disons, pas « seulement » dans le passé.

Le druide regarde sa montre.

– De toute façon, c’est l’heure, je dois aller au travail.

Il enfile un uniforme bleu marine, met une casquette et quitte sa maisonnette.

– Gutuater, s’il te plaît, écoute-moi.

– N’insiste pas, Doyle, je n’aiderai pas tes mangeurs de grenouilles.

Arrivé devant le monument de Stonehenge, l’homme découvre le groupe de touristes chinois qui l’attend.

– Bonjour, dit-il. Je suis votre guide, Michael Plumer, et je vais vous faire découvrir cet endroit magique.

Un traducteur chinois s’active pour transmettre ses propos.

– Je vous demanderai de ne pas jeter d’ordures, de ne pas cracher, de ne pas voler de pierres, de ne pas graver vos initiales dans des cœurs et de ne pas jeter vos mégots par terre.

Les touristes avancent et, sur un ton monocorde mais dans un anglais très bien articulé, Michael Plumer, alias Gutuater, explique :

– Stonehenge signifie « pierre suspendue » en vieil anglais. L’ensemble de cet alignement a été construit entre l’an 3000 et l’an 1000 avant Jésus-Christ. Il a été découvert par le professeur Gowland en 1901 et, depuis, tout le monde essaie d’expliquer ce temple de pierres. C’est l’un des plus grands mystères de la création.

Ils arrivent devant une pierre plate.

– On a baptisé ce rocher Heel Stone, la « pierre-talon ».

Les Chinois prennent des photos. Le guide attend, puis fait avancer son troupeau de touristes comme un berger son troupeau de moutons.

– Il y a deux cercles de trente trous. À l’intérieur se situe le cercle des mégalithes de grès, qu’on appelle « pierres de sarsen ». Et le cercle extérieur, dit « des pierres bleues ».

Les Asiatiques sont ravis et poussent des « oh ! » émerveillés à chaque terme technique, puis ils se photographient devant les monolithes.

– Au centre, la pierre d’autel. C’est un roc de grès vert de six tonnes auquel on n’a pas prêté attention au début des fouilles. Actuellement, il est considéré comme le centre de gravité du système.

De nouveau les « oh ! » émerveillés résonnent à l’unisson.

– Suivez-moi. C’est là qu’on a retrouvé le squelette d’un homme, l’« Archer de Stonehenge ». On a déduit qu’il était archer de son bracelet de silex et des flèches typiques des tireurs à l’arc qu’il avait avec lui. L’homme devait avoir 30 ans ; il est mort en 2300 avant Jésus-Christ, selon la datation au carbone 14.

– Qu’y avait-il ici aux autres époques ? demande un touriste chinois directement en anglais.

– Il semble qu’à partir de l’an 100 après Jésus-Christ, les Romains se soient donné du mal pour essayer de détruire ce lieu de rassemblement des insurgés contre l’Empire. Par la suite, les prêtres et les différents rois ont tout fait pour ensevelir ou briser ce lieu considéré comme « diabolique ».

– Et avant ? insiste le même touriste chinois.

– Ah tiens, c’est rare qu’on me pose cette question ! Les plus anciennes traces humaines qu’on ait retrouvées ici remontent à 8000 ans avant Jésus-Christ. Il semble qu’existait alors un temple similaire, en bois toutefois, et, à la place des menhirs, on trouvait des arbres.

– Nous avons aussi des temples comme cela chez nous, dit un Chinois.

– Mais en plus petit, évidemment, croit bon d’ajouter un de ses comparses qui a peur que le guide perde la face.

Celui-ci hausse les épaules et explique d’une traite :

– Récemment, une mesure au magnétomètre a révélé que les cercles de ces pierres concentrent un champ de force géomagnétique évoluant en spirale vers le ciel. Cela influe sur le fer du sang, et notamment la magnétite flottant dans nos oreilles.

Il désigne un dessin de serpent gravé dans la roche.

– Ce signe, qu’on a retrouvé dans la plupart des temples égyptiens, représente cette énergie tellurique maîtrisée par les hommes qui pratiquent le chamanisme.