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– Eux non, mais moi si.

– Je ne vais pas renoncer à une découverte aussi fondamentale simplement parce qu’une médium m’a conseillé de le faire.

– Vous n’avez pas le choix.

– Vous ne croyez quand même pas que vous allez réussir à m’intimider ? Et d’ailleurs, que devrais-je redouter de votre part ? Que vous me frappiez ?

Lucy prend alors un air menaçant, et Thomas croit pendant quelques secondes qu’elle s’apprête à le gifler.

– Pour empêcher quelqu’un de faire une bêtise, il y a le bâton mais il y a aussi la carotte…

Elle se rapproche alors davantage de lui jusqu’à ce que leurs lèvres se touchent.

82.

La pluie se déchaîne sur les pierres de Stonehenge. Les druides, en transe, continuent de frapper les mégalithes et de chanter.

Le ciel en furie est toujours rempli de nuages anthracite, opaques, parcourus d’éclairs mauves et blancs. C’est au milieu de ce tumulte que les âmes errantes s’affrontent.

Les auteurs institutionnels ont envoyé une grande vague d’ennui, sorte de glu insidieuse qui a piégé Frankenstein, le robot d’Asimov et le Chtulhu de Lovecraft. Même le calamar géant de Jules Verne a l’air d’un monstre marin échoué. Le Dracula de Bram Stoker recule devant le crucifix brandi par saint Augustin, et le camp de la littérature de l’imaginaire dans son ensemble semble en déroute. La Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch fait cingler son fouet pour frapper Edgar Poe, dont le corbeau tente de la piquer du bec pour la forcer à épargner son maître, mais celle-ci l’éloigne facilement d’un revers de son arme. L’Alice de Lewis Carroll, quant à elle, est assaillie par le croque-mitaine de Rotte-Vrillet qui lui répète : « Prends un bonbon, ma petite. » Gabriel Wells décide alors de faire appel au lieutenant Le Cygne pour éloigner ce pervers, ce qu’il réussit sans difficulté.

Autour d’eux, la bataille devient de plus en plus spectaculaire, les personnages de roman se mêlant à leurs créateurs pour prendre part à cet Armageddon céleste.

Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas sont poursuivis par les frères Karamazov, dont les revolvers sont plus faciles à recharger que les mousquets. L’Emma Bovary de Flaubert séduit le Robinson Crusoé de Daniel Defoe. Le Julien Sorel de Stendhal écrase le cafard géant de Kafka. Le croque-mitaine s’acharne maintenant sur les hobbits, qu’il attrape avec un filet en criant : « Petits, petits, venez là mes petits ! »

Des alliés surgissent des deux côtés, et le pirate Long John Silver de L’Île au trésor de Stevenson combat au sabre quelques philosophes-poètes soutenus par un groupe de précieuses ridicules armées de larges éventails.

Les druides continuent à frapper les arches de pierre de Stonehenge à un rythme effréné, alors que les éclairs aveuglants donnent à la scène un effet stroboscopique.

– Avouez que vous êtes vaincus, écrivains de pacotille ! lance Rotte-Vrillet en levant haut son sabre d’académicien. Reconnaissez votre médiocrité et disparaissez !

– Non, nous nous battrons jusqu’au bout ! répond Conan Doyle.

C’est à cet instant que surgit du centre de Stonehenge un ectoplasme de serpent géant. L’apparition provoque la surprise chez tous les belligérants. La bête monte en spirale jusqu’à dominer et encercler la zone de la bataille. Sa gueule s’ouvre et il se met à parler :

– Vous êtes donc devenus fous ? demande-t-il en agitant sa langue comme une lanière.

– Qui es-tu ? demande Rotte-Vrillet, agacé par ce trublion.

– Je suis Tuan, le premier druide. Et vous êtes ici chez moi, car je suis le créateur de ce lieu sacré.

Les druides cessent de frapper les pierres, la foudre s’arrête, la pluie aussi, et les nuages se dispersent.

– Pourquoi vous chamaillez-vous, âmes puériles ?

– Ne vous mêlez pas de nos histoires ! répond Rotte-Vrillet.

– Nous sommes tous les mêmes. Nous sommes tous des raconteurs d’histoires. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise littérature. La littérature de l’imaginaire a besoin de style et de psychologie. La littérature qui privilégie le style a besoin d’imaginaire et de fantastique. Le fond et la forme ne sont pas antinomiques, ils sont complémentaires. Rappelez-vous que vos racines se trouvent chez les bardes, les griots, les conteurs préhistoriques au coin du feu. Vous faites fausse route quand vous considérez la littérature comme un outil de pouvoir, alors que c’est un outil d’instruction, de réflexion et de divertissement. Votre fonction est d’élever. Grâce à Homère, la culture grecque s’est répandue dans le bassin méditerranéen. Grâce à Voltaire, Hugo, Flaubert et Verne, la France a rayonné dans le monde. Grâce à Dostoïevski et Tolstoï, la culture russe a resplendi. Grâce à Shakespeare et Oscar Wilde, la culture anglaise a attiré les regards du monde entier. Et il y aurait autant à dire de la littérature chinoise, indienne, coréenne, japonaise… Chacun, dans votre domaine, vous avez participé à cette chose extraordinaire : vous avez offert des histoires qui permettent aux enfants de dormir, de rêver, d’entrevoir de nouveaux horizons. Les romans permettent aux esprits de voyager sans bouger. Et je vous le dis, moi, Tuan, qui ai défendu en mon temps la littérature orale contre la littérature écrite, je suis désormais persuadé que toutes les littératures sans exception méritent d’être défendues. Notre force vient de notre diversité. Il est stupide d’établir qu’une littérature est supérieure à une autre, car il n’existe pas de mauvais genres de livres – il n’y a que des mauvais auteurs, qui ne savent pas donner aux lecteurs l’envie de tourner les pages. Et il faut arrêter de vouloir imposer un point de vue visant à rendre la littérature uniforme. Proust, je sais que tu aimes la science-fiction.

– Oui, je dois l’avouer, reconnaît l’intéressé en baissant les yeux.

– Gabriel, je sais que tu as lu Proust et que tu as aimé.

– En effet, concède Gabriel Wells.

– Pourtant, il écrit des phrases longues et difficiles, n’est-ce pas ?

– Serrez-vous la main ! intime le serpent géant.

Les deux ectoplasmes, mi-effrayés, mi-convaincus, miment le geste.

– Doyle, tu as aimé lire Ulysse de James Joyce ?

– Certes.

– Pourtant, ce n’est pas ce qu’on peut appeler un livre facile…

– J’ai un peu peiné, mais ensuite j’ai adoré.

– Alors vous tous, réconciliez-vous.

Les deux groupes hostiles consentent à se rapprocher sans tenter de se détruire.

– Et réconciliez aussi vos personnages, qui ne sont pour rien dans vos querelles d’ego.

Ces derniers obtempèrent.

– Et maintenant, n’oubliez pas que l’enjeu est d’amener les futures générations à la lecture. Ne vous trompez pas d’ennemis.

Au-dessus d’eux, le ciel est dégagé, les étoiles se mettent à palpiter. Les personnages se dissolvent dans les nuages et bientôt il ne reste que les auteurs, tous un peu gênés.

Sur Terre, les druides, épuisés, s’effondrent.

– C’est pour cela qu’ils avaient besoin de nourriture et d’alcool, pour avoir la force de me faire apparaître, explique Tuan. Maintenant que je suis sorti de ma tombe, je vous ordonne de vous disperser et de ne combattre que pour la seule cause qui vaille : la lecture !