– Exact. 10 % d’âmes errantes et 90 % de réincarnations.
– Alors j’avais raison.
– C’était ainsi au début, mais cela a vite évolué.
Gabriel est soulagé de ne pas s’être trompé en donnant ce chiffre dans Nous les morts, même si cette donnée date un peu.
Métraton confirme :
– Maintenant, c’est plutôt l’inverse, dit-elle sur un ton attristé. 90 % des morts restent des âmes errantes et seulement 10 % veulent se réincarner. Par conséquent, nous avons rapidement été dépassés. J’ai dû engager du personnel.
Elle se lève et lévite au-dessus des cristaux en forme de pointes.
– J’ai lu tous tes livres, Gabriel. Mais je dois avouer que je suis loin de les aimer tous. Certains me semblent, comment dire, « bâclés ». D’autres m’ont déçue par leur dénouement, mais comme tu en as publié beaucoup, j’ai forcément mes préférences. De toute façon, j’ai du temps maintenant, et lire est un de mes passe-temps favoris.
Elle baisse ses lunettes d’un doigt.
– Je dois quand même admettre que tu n’es pas mon auteur fétiche. Loin de là. Je n’aime pas ton style, il est trop sec. Tes phrases sont trop courtes. Tu vas à l’essentiel sans laisser le temps au lecteur de se promener dans tes scènes. Tu n’utilises pas assez de métaphores. Pas assez de poésie. Et puis tes fins ! Bon sang, Gabriel ! Il fallait soigner tes scènes finales ! L’imagination est ton point fort et pourtant tes fins manquent souvent d’audace. On les voit venir ! Il n’y a pas un seul de tes romans dont je n’aurais pu décrire précisément la scène finale, avec ses prétendues révélations.
Gabriel ne sait pas quoi répondre, alors il encaisse, en mimant un signe d’excuse.
– Cela dit, tu n’es pas le seul à rater tes fins ; la plupart des auteurs de romans à suspense se plantent avec leurs chutes. Le finale est pourtant déterminant, Gabriel. Comme l’instant où le magicien sort le lapin du chapeau : il ne faut surtout pas se louper !
– Désolé. Si j’avais su que j’étais lu par quelqu’un d’aussi prestigieux que vous, j’aurais évidemment soigné davantage mes sorties…
– Bon, je reconnais que je suis un peu dure avec toi. Ne vois en moi qu’une lectrice exigeante. Et puis je dois bien avouer qu’il y a quand même dans certains de tes romans des fins correctes. Ce que j’aime, c’est quand la solution a été donnée dès les premières pages, mais que les lecteurs sont passés devant sans y prêter attention. C’est tout le principe de diversion des magiciens.
Elle pose son chien sur son trône et glisse en lévitation dans sa cathédrale de cristaux d’améthystes. Elle se dirige vers une zone où se reflètent des pages imprimées.
– Il faut que je te parle encore de mes impressions de lectrice « céleste ». Je dois dire que parmi toutes tes qualités, celle que j’apprécie le plus chez toi, c’est que… tu m’amuses. La première fois que j’ai ri en te lisant, c’est quand le lieutenant Le Cygne se demande s’il n’est pas un personnage de roman. Comment ça s’appelle déjà ?
– Une mise en abyme.
Métraton rit encore au souvenir de la lecture de ce passage. Elle touche un quartz dont la surface ressemble à un écran recouvert de pages.
– J’ai aussi beaucoup aimé, dans le deuxième volume, quand la fiancée du lieutenant Le Cygne le quitte parce qu’au bout d’un an elle vient d’avoir son premier orgasme et lui en veut pour cela. C’est si… « humain ». Tu as compris des éléments fondamentaux de l’esprit de tes contemporains : ils sont paradoxaux, ils sont le contraire de ce qu’ils prétendent être. C’est amusant à observer d’ici, mais c’est encore plus drôle quand je le lis chez toi.
– Merci.
– Dès que mes « employés de l’invisible » ont su que je m’intéressais à ton cas, ils n’ont cessé de m’abreuver d’informations sur ton compte. Ta vie devenait un feuilleton. Tu sais, comme ces séries à suspense qui deviennent addictives. Tes décisions étaient si surprenantes, si originales, si… bizarres.
Métraton se rassoit sur son trône de cristal, et son caniche reprend sa position favorite sur ses genoux.
– Pourquoi as-tu développé ton talent ? Parce que tu as souffert de la gémellité avec ton frère Thomas, tu as souffert de l’acharnement thérapeutique sur ton grand-père, tu as souffert de voir que tes révélations en tant que journaliste étaient méprisées, allant jusqu’à te valoir un licenciement, et que ton travail de romancier était dénigré. C’est tout ça qui t’a rendu rebelle et inspiré.
– Cela signifierait donc qu’on ne peut pas créer sans souffrance ?
– Si, mais c’est plus rare. L’un de mes peintres préférés, l’Anglais William Turner, était heureux en couple, riche, célèbre, et pourtant tout le temps en quête de renouvellement, original, inspiré.
– Si je dois renaître, c’est cela que je veux : créer sans douleur.
La petite dame au bonnet à pompons roses laisse s’écouler un long silence pendant lequel elle fixe son vis-à-vis.
– Qui m’a assassiné ? demande enfin Gabriel.
– Ah, enfin… Je me demandais quand tu allais te décider à me poser la question. Après tout, c’est pour cela que je t’ai autorisé à me rendre visite.
– Qui ?
Elle caresse son caniche.
– Moi.
Gabriel n’en croit pas ses oreilles. Métraton laisse à nouveau un long silence s’écouler avant de reprendre :
– L’idée de t’assassiner m’est venue de la lecture d’une de tes nouvelles. Celle qui s’intitule « Et à la fin on découvre que c’est moi l’assassin ». Pour une fois, j’ai trouvé non seulement ton titre mais surtout ta chute excellents. Quand je l’ai lue, je me suis dit : Et si c’était moi qui le tuais ?
Métraton éclate de rire.
– Tu te souviens de l’intrigue ? Un meurtre dans une chambre close, où il était impossible d’entrer de quelque manière que ce soit : pas de faux murs, pas de faux plafond ou de faux plancher. Et dans ta nouvelle, à la fin, on découvrait que l’assassin était un ange. C’est-à-dire quelqu’un comme moi. J’ai alors considéré la possibilité de m’adonner à cette petite activité typique des vivants : le meurtre.
Métraton semble amusée par son récit.
– Sache que je ne l’ai fait que pour toi. Tu pourrais considérer cela comme un privilège ; que quelqu’un du Haut Astral s’abaisse à agir sur un vivant est un événement unique et c’est toi qui en as bénéficié.
– Mais pourquoi ??
– J’ai dû t’assassiner à cause de ton dernier manuscrit, L’Homme de 1000 ans. Il a été repéré par mes administrateurs et je l’ai lu avant que tu ne le publies car il s’avère que tu as trouvé par hasard des idées qui sont un peu trop… avant-gardistes. En fait, dans ce roman, tu imagines qu’un scientifique crée un centre où il arrive à prolonger la vie en utilisant les gènes de trois animaux : le rat-taupe nu, pour vaincre le cancer et les infections ; l’axolotl, pour permettre les greffes et le remplacement de tous les organes abîmés ; la tortue des Galápagos, pour empêcher le vieillissement. Tu t’en souviens ?
– Bien sûr.
– Le problème est que tes inspirations du moment étaient un peu trop justes. Tu as actuellement un public potentiel d’1 million de lecteurs par roman. Or, sur 1 million, il y a forcément des scientifiques. Et il suffirait que l’un d’entre eux teste la formule telle que tu l’as décrite pour s’apercevoir que… cela marche ! Tu as cru faire de la science-fiction, mais rien qu’avec ton imagination et ta documentation tu as trouvé des réponses là où les vrais scientifiques cantonnés à leur domaine manquent de perspective.