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Mais le chimiste n’en reste pas là : après l’essence plombée, il décide, à la fin des années 1920, de se pencher sur un autre problème, celui des gaz toxiques contenus dans les réfrigérateurs de l’époque, dont les fuites provoquent de nombreux décès. Pour les remplacer, il met au point le fréon, le premier des chlorofluorocarbures (CFC), et pour prouver que cette substance révolutionnaire est sans danger, le chimiste va même jusqu’à en inhaler en public. On ne connaîtra les réels effets des CFC que dans les années 1970, lorsqu’un grand trou sera découvert dans la couche d’ozone.

Selon l’historien John R. McNeill, Thomas Midgley eut plus d’impact sur l’atmosphère qu’aucun organisme vivant dans l’histoire de l’humanité. Il mourut en 1944, quand son génie involontairement destructeur finit par se retourner contre lui : atteint de poliomyélite, il avait fabriqué un système complexe de poulies pour sortir plus facilement de son lit. On le retrouva étranglé avec ses câbles.

Il faudra attendre le début des années 2000 pour que le carburant au plomb soit retiré du marché, après que sa nocivité catastrophique sur l’environnement aura été mesurée et démontrée.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

89.

Gabriel Wells est au Purgatoire et réfléchit au milieu des cristaux d’améthystes.

– Tu es monté pour apprendre la vérité sur ta mort, et maintenant tu la connais, Gabriel, lui dit Métraton. Tu as dit à Lucy que tu accepterais ensuite de te réincarner. Il est temps pour toi d’accomplir le reste de ton voyage. Tout ce que je peux te garantir, c’est que je vais influer du mieux que je peux pour que, dans ta prochaine réincarnation, tu puisses encore être romancier. Cela me permettra aussi de continuer à lire tes histoires, et je ne manquerai pas de les comparer à celles de tes incarnations précédentes. À mon avis, tu composeras de meilleures fins dans ta prochaine vie.

– Mais je vais devoir revivre une enfance !

– Bien sûr. Quel est le problème ?

– Ne pas pouvoir marcher, les bouillies, les fessées, les vêtements trop petits, les parents qui ne comprennent rien et qui imposent leur vision du monde, les mauvaises notes à l’école, les batailles dans la cour de récréation…

– C’est nécessaire pour que tu développes le sentiment de révolte qui nourrira ton œuvre littéraire. Si ta jeunesse est trop facile, tu ne seras pas contestataire.

– Mais il n’est même pas certain que je comprenne qu’il me faut devenir écrivain !

– Tu auras toujours ton libre arbitre, en effet.

Gabriel, après un temps de réflexion, finit par lâcher :

– Non.

– Quoi, non ?

– Je refuse de me réincarner.

– Voilà autre chose !

– Je veux poursuivre mon existence de Gabriel Wells.

Métraton fronce les sourcils ; son interlocuteur semble persuadé de son bon droit. Il reprend :

– Et si je révisais ma copie ? Si je mettais dans L’Homme de 1000 ans des informations moins précises, une version censurée par le Haut Astral, à l’intrigue très romancée, avec beaucoup d’action, des sentiments, une version laissant peu de place aux développements scientifiques proprement dits, qui seraient réduits à la portion congrue ? Je dirais juste qu’un groupe de scientifiques effectuent des manipulations génétiques, sans plus de précisions. À la fin, l’expérience de prolongation de la vie échouerait. Cela démotivera ceux qui seraient tentés de reproduire le protocole décrit dans le livre.

De nouveau, la vieille dame baisse ses lunettes d’un air dubitatif, mais Gabriel poursuit :

– Ce serait l’histoire d’un fiasco : l’équipe qui veut prolonger l’espérance de vie humaine non seulement n’y arrive pas, mais prend conscience que c’est une mauvaise idée. Le message serait : « Mieux vaut une courte vie de qualité, qu’une longue vie faite d’une succession de jours insipides. »

Métraton reste impassible, tandis que le caniche bâille à pleine gueule.

Gabriel surenchérit :

– Après avoir lu L’Homme de 1000 ans, les lecteurs ne voudront même plus vivre vieux !

L’écrivain a l’impression de prononcer la tirade la plus importante qu’il ait jamais dû improviser. Il cherche ses mots, qui d’habitude sortent trop vite. Il bafouille :

– Ils voudront vivre intensément et en conscience. Ils voudront en priorité être utiles aux autres et à la planète. Surtout à la planète.

Métraton ramasse ses jambes en position du lotus. Elle réfléchit longtemps, puis dit enfin :

– D’accord.

– Vous acceptez ?

– Oui. Notamment parce que je ne suis pas sûre que ce que tu écrirais dans ta prochaine réincarnation me ferait autant rire que ce que tu as écrit jusque-là.

– Je vous promets de ne jamais oublier ma promesse. Je prendrai toujours en compte l’influence que peuvent avoir mes livres sur mes lecteurs.

– Tu ne mettras pas en scène de domination humaine qui entraînerait la destruction de toutes les autres espèces et l’épuisement des matières premières. L’humanisme, c’était bon pour la Renaissance, maintenant il faut passer à autre chose. On est bien d’accord ?

– Oui.

– Désormais, c’est un peu moi ton éditrice ! Beaucoup d’action, de psychologie, de personnages, d’intrigues amoureuses, de suspense, un peu de spiritualité (pas trop pour ne pas passer pour un fou) et surtout peu voire pas de science efficace !

– Je me demande même si je vais évoquer l’existence de la salamandre axolotl, que la plupart des gens ignorent.

– Pas d’axolotl.

– Je ne parlerai pas non plus du rat-taupe nu ou de la tortue des Galápagos. Mon traitement sera à base d’aspirine.

– Tu ne pourras pas non plus faire référence à ce que tu as découvert ici sur les coulisses invisibles du monde. Tu ne pourras évidemment pas non plus parler de moi.

– De toute façon, même si je le faisais, personne ne le croirait, temporise Gabriel. Qu’en haut de la Hiérarchie des âmes siège une petite dame avec un chien, ce n’est pas crédible.

Métraton éclate de rire.

– C’est vrai… On penserait que c’est de la fiction.

– Ma devise a toujours été : « Comprenne qui pourra ».

Métraton semble amusée.

– Tout compte fait, je t’autorise à évoquer certains éléments de ce qu’il t’est réellement arrivé.

– Même mon arrivée ici ?

– Après tout, j’aime bien l’idée que, quand tu dis la vérité, les lecteurs croient que c’est de la fiction.

– Donc je peux même parler de vous ?

– Cela donnera peut-être envie aux gens d’être plus aimables avec les vieilles dames à petit chien… De toute façon, je crois que c’est bien que tes lecteurs aient le vague sentiment qu’il existe autre chose là-haut. Mais pas plus. Je te le répète, je préfère les cartésiens aux superstitieux ou aux mystiques ! Je préfère les Houdini aux Doyle ! Éveille chez tes lecteurs le sentiment de mystère. C’est, à mon avis, ce qu’il y a de plus précieux. Mais si jamais, à cause de toi, l’humanité voit son espérance de vie prolongée, je transformerai ta requête en gigantesque regret. Je l’ai déjà fait pour Oppenheimer, qui voulait maîtriser l’énergie nucléaire sans en assumer les conséquences.