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Lors de sa première présentation à la cour d’Autriche, l’automate vainquit tous ses adversaires et joua si vite qu’aucune partie ne dépassa la demi-heure. Quand un joueur tentait un coup interdit, le Turc secouait la tête en signe de réprobation et remettait la pièce à sa place, ce qui participait au caractère spectaculaire de cette prestation.

En 1783, Kempelen emmena son automate en tournée à travers l’Europe. Il battait systématiquement tous les joueurs, même les plus renommés. Il n’y eut qu’à Paris que le Turc fut vaincu par André Philidor, considéré comme le meilleur joueur d’échecs au monde. Cependant, Philidor avoua que ça avait été la partie la plus difficile de toute sa carrière. Le Turc battit même Benjamin Franklin, alors ambassadeur des États-Unis à Paris.

Durant sa tournée européenne, Kempelen laissa des scientifiques examiner sa machine, mais aucun ne parvint à trouver le secret de sa réussite. Après sa tournée, le Turc fut installé au palais de Schonbrunn, près de Vienne. Lorsque Napoléon envahit l’Autriche, il voulut jouer une partie d’échecs contre lui. L’empereur fut vaincu.

Quand Kempelen mourut, son fils vendit l’automate à Johann Maelzel, un musicien allemand à qui l’on doit l’invention du métronome. Ce dernier perfectionna son mécanisme – le Turc roulait désormais des yeux, ouvrait la bouche pour prononcer le mot « échec » – et il lui fit faire une nouvelle tournée en Italie, en France et en Angleterre, où il affronta Charles Babbage, l’un des meilleurs mathématiciens de l’époque. Maelzel, accablé de dettes, s’enfuit avec sa machine aux États-Unis, où il poursuivit ses exhibitions du Turc. Il affronta là-bas d’autres automates joueurs d’échecs et parvint à tous les vaincre. En 1836, Edgar Poe s’inspira de ce personnage pour écrire une nouvelle, « Le Joueur d’échecs de Maelzel ». Le Turc fut finalement détruit lors de l’incendie du Théâtre national de Philadelphie. Certains témoins prétendent qu’en brûlant, le Turc aurait prononcé plusieurs fois le mot « échec ».

Son secret fut révélé en 1857 par Silas Mitchell, fils du dernier propriétaire de la machine. Il avoua que le meuble était muni d’un double fond où se cachait un joueur d’échecs de petite taille qui manipulait le bras du Turc grâce à un système complexe de tringles et de leviers. Il pouvait ainsi saisir une pièce et la déplacer. Le premier occupant fut un officier polonais amputé des deux jambes à la suite de blessures de guerre ; quinze joueurs se succédèrent ensuite pour prendre place dans le double fond durant les quatre-vingt-quatre années de carrière du Turc. La difficulté pour Kempelen et les autres propriétaires était de trouver des génies de petite taille qui ne risquaient pas de trahir leur secret.

Il fallut attendre 1997 pour qu’un ordinateur – Deep Blue – batte le champion du monde russe, Garry Kasparov.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

92.

Les chats sautent avec agilité de meuble en meuble. Un noir gratte avec la pointe de ses griffes l’intérieur de l’oreille d’un chaton qui secoue la tête. Un orange mâchonne une page de magazine people. Deux autres surveillent par la fenêtre les allées et venues des oiseaux.

Lucy Filipini rentre de son rendez-vous. Elle se déshabille en chantonnant, enfile un peignoir et s’installe dans un fauteuil.

– Alors, il a dit quoi ? demande Gabriel, impatient.

– Il vous accorde tout ce que vous avez demandé.

Gabriel se sent soulagé.

– Pendant que vous étiez chez mon éditeur, j’étais avec mon frère et je l’ai convaincu de ne pas révéler au grand public l’existence de son nécrophone. Je lui ai expliqué les enjeux. Il a compris. Le problème, ça a été Edison.

– Je n’aime pas ce type.

– Saviez-vous que sa chaise électrique ne marchait pas bien et que les premiers à l’avoir testée recevaient une dizaine de décharges avant de succomber ou brûlaient vifs ? Et si ce n’était que ça ! Mon frère m’a aussi dit qu’Edison lui avait avoué avoir volé ses brevets à Nicola Tesla qui voulait les offrir gratuitement au public.

– Et vous avez parlé avec lui de votre assassinat ?

– Ma mort ne m’obsède plus. Désormais, je prends ça pour une étape nécessaire de l’évolution de mon esprit.

– Quand même, se faire assassiner par quelqu’un du Haut Astral, c’est autrement plus classe que de mourir d’un cancer de la prostate dans un hospice.

– Si je devais choisir, j’aurais quand même préféré rester vivant.

– Bon, je n’ai pas osé vous le demander, mais là-haut… vous avez vu quoi ?

– « On » m’a demandé de ne pas en parler. Tout ce que je peux vous dire, c’est que ce qui est important quand on meurt, c’est de se rappeler tout ce qu’on a appris.

Elle se lève et se dirige vers la fenêtre, vexée de ce manque de confiance.

– Et justement, qu’avez-vous appris ?

Gabriel lui en énumère la liste :

La vie humaine est courte et on a intérêt à en rentabiliser chaque seconde.

Nous récoltons ce que nous avons nous-même semé. Les autres peuvent tenter de nous influencer, mais c’est nous qui prenons les décisions et qui sommes responsables de leurs conséquences.

Ce n’est pas grave d’échouer, cela participe au contraire à la construction de l’individu, car chaque échec nous apprend quelque chose.

On ne peut pas demander aux autres de nous aimer, c’est un travail à faire seul, sur soi-même.

Tout bouge, et il ne faut pas tenter de bloquer ou de retenir quoi que ce soit, ni les objets, ni les animaux, ni les humains.

Apprécions ce que nous avons plutôt que de vouloir ce que nous n’avons pas. Chaque vie est unique et parfaite à sa façon, il n’y a pas besoin de la comparer à une autre, il faut juste essayer d’en tirer le meilleur parti.

– Dites-moi, en montant dans le Haut Astral, vous êtes devenu philosophe ? Si c’est le cas, nous sommes fichus ! J’espère juste que vous ne me demanderez pas de mettre ce genre d’idées saugrenues dans vos prochains romans ! plaisante-t-elle.

93.

Il est minuit.

Lucy s’est endormie, quelques chats tièdes et ronronnants roulés en boule à ses pieds.

Elle ronfle et remue les lèvres.

Gabriel la regarde dormir et la trouve encore plus ravissante qu’avant. Presque aussi belle qu’Hedy Lamarr.

Que souhaiter de plus que vivre à côté d’une femme aussi extraordinaire et travailler avec elle ? C’est elle l’élément qui manquait dans ma vie. Dommage que je ne l’aie rencontrée qu’après ma mort. Mais mieux vaut tard que jamais…

Il a un agréable frisson en se souvenant de ce qu’il a ressenti quand il était à l’intérieur de son corps.

Il traverse le plafond et s’envole au-dessus des toits. Il apprécie d’être une âme errante, capable de tout voir, tout entendre, et de pouvoir décider du jour où il voudra se réincarner.

Il rejoint le Père-Lachaise, observe sa pierre tombale et son énigmatique inscription. Il n’a plus peur de la maladie, de la souffrance, de la vieillesse. Surtout, il a maintenant cet excitant projet : poursuivre son œuvre littéraire, autrement, depuis les limbes.