Respectueuse, Nira considérait son nouveau maître. Il avait l'air gentil, beaucoup moins autoritaire que la plupart des hommes de la Lune, beaucoup moins même que la plupart des nouveaux arrivants qui, surpris au début de voir les femmes à leurs pieds, renchérissaient généralement par la suite sur la dureté de l'autorité masculine lunaire.
Celui-ci paraissait remuer des pensées personnelles et Nira se gardait bien de poser des questions, attendant qu'il plût au maître d'ouvrir la bouche.
Tel était l'aspect de Nira: prévenance et réserve respectueuse. Jâ pensa qu'il valait mieux attendre d'être plus au courant des mœurs et de la mentalité lunaire pour se risquer à influencer la jeune femme. Et si les études la rebutaient! Si elle n'avait aucune envie de s'instruire; si elle était parfaitement idiote! On ne pouvait pas savoir. Elle serait capable de le dénoncer. Conclusion: voir venir! Il lui sourit. Nira lui rendit son sourire craintif. Elle semblait ne pas savoir. Ce qu'il plairait au maître, sans doute. Jâ se leva.
– J'ai faim, dit-il. Comment fait-on pour manger sur la Lune?
– Dans ta chambre, dit Nira, tu trouveras le distributeur. Prends-tu la chambre de droite, Maître?… pardon, Jâ?
– Aucune importance, dit Jâ.
Il passa dans la chambre de gauche parce qu'elle était la plus proche de lui et considéra pensivement l'appareil bizarre terminé par deux tubes en col de cygne, placé près de son hamac. Il appela Nira.
– C'est ça le distributeur? Comment fonctionne-t-il
– Le tube de gauche pour le liquide; le tube de droite pour la pâte. Il te suffit de prendre l'extrémité du tube dans ta bouche, l'arrivée se fait automatiquement au contact de la salive. Quand on en a assez, on retire sa bouche, tout simplement.
– Mais mon maillot va me gêner, il me passe devant la figure.
Il faut appuyer un peu, le tube passera au travers, les mailles vont s'écarter.
Jâ considérait le distributeur d'un air dégoûté.
– C'est la seule façon que l'on ait de se nourrir, ici?
– Oh non! Il y a aussi les distributeurs transportables. Ils sont plus petits et fonctionnent un mois sans être rechargés. Mais on ne s'en sert que pour aller dans le vide.
Jâ poussa un soupir et approcha ses lèvres du tube de droite. Il appuya sa bouche. Le tube passa facilement et il sentit sa bouche s'emplir d'une pâte légèrement sucrée. Il s'empressa de s'éloigner et avala en faisant la grimace.
– Mais c'est exactement ce qu'ils me donnaient à la clinique. Je croyais que c'était un aliment de régime. J'espère qu'on varie le menu de temps en temps, non?
– Le menu?
– Je veux dire: j'espère qu'on mange autre chose.
Nira prit un air stupéfait.
– Pourquoi manger autre chose?
– Enfin, tu ne vas pas me dire que tu te nourris de ce truc depuis toujours.
– Mais si! Comme tout le monde.
Jâ s'assit, accablé.
– Tu n'as jamais été au restaurant… Sais-tu ce que ça veut dire, restaurant?
Nira secoua la tête négativement.
– C'est la première fois que je converse avec un nouvel arrivant. On m'avait déjà dit que vous étiez bizarres, sur la Terre.
– Quand je pense que je me suis soutenu avec des pastilles pendant plus de trois semaines, et qu'on me fait manger avec un tube. Et le liquide, qu'est-ce que c'est?
– On appelle ça du liquide, tout simplement.
Jâ essaya le deuxième tube de l'appareil.
– Ca rappelle vaguement le Drinil, dit-il après avoir bu. C'est toujours quelque chose.
Dans l'appartement voisin, Tem faisait son rapport. Il parlait dans un micro.
– Tout marche bien pour l'instant. Je crois que j'ai réussi a capter sa sympathie. J'ai réussi à me faire passer pour un garçon pacifique et sans aucune prévention contre les Terriens. Il est en ce moment chez lui, en tête à tête avec Nira Slid. Il a paru l'apprécier. Je crois qu'elle n'aura pas de mal à le mener par le bout du nez, sans avoir l'air d'y toucher. Fin du rapport!
Il s'éloigna du micro et regarda pensivement par un hublot.
– Rega! dit-il d'une voix brève, sans se retourner.
Une femme entra clans la pièce, timide comme une biche.
– Distrais-moi: chante! dit Tem.
La femme s'empara d'une lame de métal d'environ un mètre de long, terminée à chaque extrémité par une poignée. Elle s'assît en tailleur dans un coin, prit l'objet à deux mains et le tordit légèrement. Une musique étrange et profonde envahit la pièce, tandis que la lame s'incurvait plus ou moins, suivant le hasard des notes. La femme, d'une voix à peine audible, parla plus qu'elle ne chanta, laissant se prolonger la dernière syllabe des phrases
– «Des centaines d'étoiles éclairent ton visage…»
– Non, pas celle-là, dit Tem. Chante-moi «l'homme perdu».
L'instrument préluda. La femme commença.
– «Il tournoiera sans fin dans la froid de l'espace,
Impuissant prisonnier des orbites lointaines…»
Tandis que la femme chantait, Tem s'allongea sur un hamac et ferma les yeux.
CHAPITRE XXI
– Comment s'amuse-t-on, ici? demanda Jâ à Nira. J'ai huit jours de convalescence à utiliser.
– Veux-tu que je danse pour toi? dit Nira.
– Tu sais danser?
– Bien sûr, tu vas voir…
Elle s'arrêta et reprit
– Ou alors, tu pourrais peut-être m'emmener à l'Eden, je danserai plus tard.
– Qu'est-ce que c'est, l'Eden?
Elle frappa dans ses mains.
– Oh, oui! Emmène-moi; je suis sûre que ça te plaira, tu verras!
Elle le prit par la main et Jâ se laissa diriger vers la porte. Ils descendirent en douceurs par le puits magnétique et sortirent dans la rue. Ils marchèrent côte à côte sous les grands arbres. Jâ se laissait ravir par l'ambiance de jeunesse et de gaieté enfantine distillée par Nira. Il admirait la souplesse de sa démarche, son enthousiasme puéril la beauté des longs cheveux d'or qui ondulaient sur ses épaules galbés.
Ils arrivèrent sur une vaste place. Au milieu de l'espace libre, deux ouvertures circulaires perçaient le sol. Par l'une d'elles sortaient des gens, comme aspirés par une force invisible jusqu'à la surface. Le deuxième puits magnétique était réservé à l'entrée.
Jâ réprima un recul au moment de poser les pieds dans le vide du puits. Mais il se sentit descendre sans heurt en compagnie de la jeune femme et de quelques personnes. Ils arrivèrent au bout après deux minutes de voyage en profondeur. Jâ regarda autour de lui et n'en crut pas ses yeux. Il se crut un instant sur la Terre dans un parc merveilleux, aux pelouses immenses, aux arbres magnifiques étoilés de fleurs géantes et multicolores.
De la voûte tombait une lumière qui rappelait celle du soleil sur la bonne vieille planète, par un beau matin de printemps. L'illusion était parfaite. On ne distinguait aucun plafond. La clarté paraissait venir de très, très haut à travers un ciel bleu. De toutes parts, des vallons, des forêts, des collines vertes, des torrents bondissant entre des rocs polis.
Des gens couraient, ivres de liberté. D'autres plongeaient dans une rivière, avec de grands éclats de rire. L'air résonnait de cris joyeux. C'était vraiment l'Eden, le paradis terrestre. La Terre, certes, mais sans insectes désagréables, sans vase au fond des cours d'eau, sans animaux sales ou dangereux et sans orties au bord des chemins.