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Il se retourna, fit deux pas et stoppa net. Trois autres gôrs se trouvaient devant lui. Instinctivement, il porta la main à sa hanche et la laissa retomber, déçu. Il regretta que le gouvernement terrien ne fournît pas autre chose que des armes blanches aux condamnés. Il sortit une lame de son gantelet droit et serra fortement la poignée du polyaimant à l'intérieur du gantelet gauche. Il braqua l'aimant dans la direction du gôr le plus proche; celui-ci fut arraché au sol et vint se coller au polyaimant. Jâ leva sa lame et ricana:

– Ah, ah! Ça t'en bouche un coin, mon bonhomme. Tu as du fer dans le sang, vois-tu! Si peu que ce soit, ça me suffit pour t'attraper à cinq mètres.

Le gôr restait immobile, fixant l'homme dans les yeux. Jâ hésitait à le frapper; qui sait s'il n'allait pas provoquer la fureur des autres? Quelles étaient les ressources combatives de l'espèce? Il n'en savait rien. Il décida de le relâcher et le lança au loin en desserrant la poignée du polyaimant. Mais il vit le couloir plein de petits yeux scintillants, à l'infini.

Un vertige le saisit. Il voulut partir dans l'autre direction, mais ses jambes restèrent clouées au sol.

Puis il fit un, deux pas mécaniques vers la foule verdâtre. Il lutta de toutes ses forces pour résister à la volonté des gôrs. Il essaya en vain de fermer les yeux. Une force terrible maintenait ses paupières. Il fit encore deux pas, trébucha, avança encore et adopta enfin une allure lente et régulière de somnambule. Il n'avait absolument rien perdu de sa conscience. «Les saletés, pensa-t-il, eux aussi peuvent m'attraper, et sans polyaimant. Je ne peux pas, je ne peux pas commander mes muscles, ma tête ne les dirige plus.» Les gôrs grouillaient autour de lui. De temps en temps, l'un d'eux cessait de l'escorter et faisait rapidement quatre petits sauts sur place «clap! clap! clap! clap!» puis reprenait son avance. «C'est sans doute leur façon d'applaudir, se dit Jâ, bravo! bravo! Nous avons pris un homme! Nous allons le… Au fait, que vont-ils me faire?

Il obliquait docilement là où voulaient les immondes bêtes. Elles avaient l'air de savoir où elles l'attiraient. Ils croisèrent un tunnel inachevé où d'autres gôrs tassaient une pâte humide sur le sol à grands coups de pattes. D'autres creusaient la matière spongieuse à pleine mâchoire. Et Jâ comprit qu'il avait affaire à des êtres intelligents. Que toutes ces routes suspendues étaient leur oeuvre et non celle des hommes comme il l'avait cru. Sur son passage, les ouvriers s'arrêtèrent un instant pour applaudir à petits sauts avant de se remettre à l'ouvrage.

Ils aboutirent dans une salle aux proportions de cathédrale, violemment éclairée par un feu énorme allumé au milieu. Une immense clameur de «gôrs!» et de «clap! clap!» salua son arrivée. Jâ fut conduit dans une bulle ouverte sur la salle et laissé à la garde d'une dizaine de bêtes. Il essaya en vain de lutter contre les yeux braqués sur lui et resta immobile dans son coin. Il observa autour de lui.

Cinq ou six gôrs s'approchèrent très près du feu, allongèrent ensemble une patte dans les flammes et en tirèrent rapidement une forme brune. Ils l'entraînèrent à l'écart avec leurs dents et commencèrent à mordre goulûment. D'ignobles déjections tombaient sous eux au fur et à mesure qu'ils mangeaient. Une bouchée avalée, une saleté de plus par terre! Jâ pensa qu'ils avaient la digestion rapide et l'hygiène rudimentaire.

Il reconnut la chose qu'ils avaient tirée du feu, c'était un rass. Et il fallait que les gars soient diablement vigoureux pour l'avoir manié aussi facilement, même en s'y mettant à six. De petits gôrs gros comme des bouchons couraient entre les adultes, quémandant un morceau à l'un ou à l'autre.

Jâ regarda ailleurs et frémit. Un peu plus loin, à côté d'un autre rass rôti à point et déchiqueté par d'avides mâchoires, il distingua des reflets métalliques et reconnut les pièces démontées d'un scaphandre identique au sien. Des ossements humains jonchaient le sol alentour. Jâ sut ce qu'on voulait faire de lui. Il eut un sursaut immédiatement jugulé par des centaines de regards braqués sur lui.

– Vous êtes d'ignobles saletés! cria-t-il.

Les «gôrs!» et les «clap! clap!» lui répondirent.

– Vous pouvez m'empêcher de bouger, mais vous ne m'empêcherez pas de vous dire ce que je pense, hurla Jâ. Je n'ai jamais rien vu d'aussi repoussant que vos sales têtes de singes miteux. Le sourire osseux de ce pauvre type que vous avez déchiqueté est plus sympathique que vous.

Des clameurs énormes couvrirent sa voix. Plusieurs gôrs se mirent en cercle autour de lui et hurlèrent en chœur, montrant le fond de leur gorge blanchâtre.

– Ha! Ha! fit Jâ, que la colère sauvait de la terreur, vous ne saisissez peut-être pas les détails, mais vous comprenez tout de même que je vous eng…

La grossièreté de ses paroles lui fit du bien. Mais il avait dit la vérité. Il aurait embrassé sana dégoût le crâne humain qui gisait près des débris du scaphandre. Il sentait en lui un frère, un ami malheureux. Il ébaucha un geste de menace vite maîtrisé par la volonté de l'horrible foule et se tut.

Il se demanda comment les gôrs avaient pu décortiquer le scaphandre de son défunt compagnon et ne trouva pas d'explications. Mais le fait était là: ils pouvaient le faire. Peut-être imposaient-ils à leurs victimes humaines de démonter elles-mêmes l'appareil qui les protégeait.

Il réfléchit à sa situation, tandis que les gôrs retournaient à leur festin. Ces êtres devaient avoir un métabolisme analogue au sien et respiraient comme lui. L'action du polyaimant avait prouvé qu'ils contenaient des traces de fer, vraisemblablement de l'hémoglobine. La montagne poreuse qu'ils habitaient était une véritable mine de bulles d'oxygène. La vivacité du grand feu en faisait foi.

Leurs corps débiles recelaient une force étonnante, il calcula que quatre gôrs valaient un homme moyen. Mais leur plus dangereuse caractéristique était leur pouvoir de suggestion. Là encore, il fallait qu'ils se mettent à plusieurs pour imposer leur volonté et… A cet instant de ses réflexions, Jâ sentit une bouffée de chaleur lui monter au visage, une idée très imprécise mais très importante venait de lui passer dans l'esprit. Il se tortura la matière grise pour se rappeler quelque chose, un fait significatif auquel il n'avait pas pris garde. Et brusquement, il sut! En les invectivant, tout à l'heure, il avait fait un geste; tandis que les gôrs furieux poussaient des hurlements, il avait montré le poing: il avait pu bouger! La colère anéantissait momentanément chez ces bêtes leur pouvoir de suggestion.

«Eh bien, mes cocos, pensa Jâ Benal, je vais essayer de vous mettre dans une rogne épouvantable.»

Il réfléchit un instant et brutalement, se mit à injurier copieusement ses ennemis, il les inonda d'imprécations en choisissant les mots les plus orduriers qu'il connaissait; ses paroles emplissaient la salle de tonitruantes clameurs dues au fait qu'il avait poussé son amplificateur de son au maximum.

Le résultat ne se fit pas attendre. Les gôrs se mirent à hurler en chœur, à lui montrer rageusement les dents. Quand le vacarme eut atteint son paroxysme, Jâ bondit par-dessus ses gardiens et tomba au milieu d'un groupe de bébés gôrs, les écrasant sous ses lourdes semelles; un deuxième saut formidable (qu'il n'aurait pu réussir sur terre) le jeta au beau milieu du brasier. Il régla rapidement le réfrigérateur de son scaphandre et transforma le foyer en un feu d'artifice éblouissant, projetant dans toutes les directions des gerbes d'étincelles. A coups de pieds, à coups de poings, il répandit dans toute la salle une brûlante pluie de braises. Et encore, et encore! Déchaîné par la haine et l'instinct de conservation, il ne laissait pas aux gôrs le temps de se ressaisir. Il les voyait bondir comme des démons dans les flammes. Certains se tordaient sur le sol. La plupart fuyaient par les couloirs, montant les uns sur les autres. Quand Jâ se vit à peu près seul, il sauta hors du foyer et courut à longues foulées vers un couloir.