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— Cht-t-t… firent-ils ensemble.

— Il y a du monde ? chuchota-t-elle.

La grande sœur montra du doigt le vélo adossé à la cabane. Et elle demanda :

— Tu viens manger ?

— Je préfère partir… Tu diras à la mère que je suis venue…

Martine tourna le dos à la famille. Ni bonjour, ni au revoir, personne ne dit rien.

Martine continua à marcher sur le petit chemin. Puis elle tourna, prit un sentier, s’enfonça dans la grande forêt. Mme Donzert n’était pas pressée de la voir, après tout elle n’était pas sa fille, elle n’était qu’une étrangère… Martine avait abandonné le sentier et s’en allait sur les mousses… des branches sèches craquaient sous ses pas. Elle se sentait malheureuse. Avoir une mère pareille !.. On ne lui en tenait pas rigueur[54] au village, au contraire, on la plaignait, à la voir si propre, si travailleuse… Mais si cela n’avait pas été pour Daniel, elle aurait quitté le village, elle serait partie pour Paris, où personne n’aurait su d’où elle venait, ni quelle mère elle avait. Mais quel espoir pouvait-elle avoir de jamais rencontrer Daniel à Paris, d’autant plus qu’il habiterait sûrement Versailles… ici au moins pendant les jours qu’il passerait au pays, il y avait une chance, une toute petite chance… Non, elle n’avait pas besoin de se dépêcher, personne ne l’attendait, sa mère elle-même ne criait que pour la forme, lorsqu’elle laissait passer les dimanches sans venir, elle criait parce qu’elle ne voulait pas qu’on dise au village : voilà Martine devenue une demoiselle, elle ne fréquente plus sa famille. Martine-perdue-dans-les-bois, assise sous un immense hêtre, sanglotait et remuait autour d’elle les faînes sous lesquelles il pouvait y avoir des champignons : c’était ici un endroit à cèpes.

Partir pour Paris… Qu’est-ce que Paris ? Elle n’y avait jamais été, il y avait des gens au pays qui, bien qu’à soixante kilomètres de Paris, n’y étaient jamais allés… Martine n’avait jamais été au cinéma, elle n’avait jamais vu la télévision… La radio, ça oui, chez M’man Donzert elle laissait la radio ouverte tout le temps à tremper dans la musique et dans les mots d’amour… Mais venait M’man Donzert et elle coupait la musique et les mots d’amour avec l’indifférence du temps qui passe. Le silence qui s’ensuivait était odieux comme de recevoir un seau d’eau froide sur le dos, comme d’être réveillé au milieu d’un rêve. Pour Martine cette musique était un vernis qui coulait, s’étalait, rendant toute chose comme les images en couleurs des magazines sur papier glacé. Mme Donzert était abonnée à un journal de coiffure et elle achetait des journaux de modes où l’on voyait des femmes très belles, et du nylon à toutes les pages. Sur le papier glacé, lisse, net, les images, les femmes, les détails étaient sans défauts. Or, dans la vie réelle, Martine voyait surtout les défauts… Dans cette forêt, par exemple, elle voyait les feuilles trouées par la vermine, les champignons gluants, véreux. Elle voyait tout ce qui était malade, mort, pourri. La nature était sans vernis, elle n’était pas sur papier glacé, et Martine le lui reprochait. Dans la chambre qu’elle partageait avec Cécile, les murs étaient tapissés de photos de vedettes. Il y avait aussi aux murs de leur chambre des pages arrachées à des magazines avec des images de meubles, d’arrangements de jardin… C’était là leur monde idéal, féerique.

Martine avait cessé de pleurer : elle regardait ses ongles. Si elle quittait le village pour Paris, elle y apprendrait les soins de beauté[55], elle se ferait manucure. Martine n’aimait pas la coiffure, le shampooing. Les ménagères du village avaient les cheveux sales. Elles se les faisaient laver avant la permanente, et peut-être jamais entre deux. Martine lavait ses cheveux à elle à l’eau de pluie de préférence, et elle les avait brillants, noirs comme le vernis d’une voiture neuve, et les gardait plats, collant à la petite tête ronde. Tout son visage était net, lisse, sur le front droit, le trait horizontal des sourcils comme dessinés à l’encre de Chine, soigneusement, chaque poil, et aussi les cils, pas très longs et très fournis, très noirs. Tout dans son visage était régulier.

Martine se leva et se dirigea vers le village. Elle fit un grand détour et rentra tard et affamée.

Mme Donzert et Cécile dans la cuisine étaient en train de fabriquer une tarte aux fraises. Elles avaient les yeux rouges et cependant elles riaient, tout excitées… Martine en oublia sa faim :

— Qu’est-ce qu’il y a ? Il est arrivé quelque chose ?

M’man Donzert s’affairait sans répondre, et c’est Cécile qui dit en rougissant :

— Maman se marie…

Martine appuya les deux mains contre sa poitrine :

— Seigneur Dieu ! cria-t-elle, qu’est-ce qui nous arrive !

Elle s’effondra sur une chaise et se mit à sangloter.

— Mais qui est-ce qui m’a donné des filles pareilles ! A peine l’une a-t-elle cessé de pleurer, voilà l’autre qui commence. On dirait vraiment un malheur !

Elles pleuraient maintenant toutes les trois. Mme Donzert se mariait avec un coiffeur de Paris ; elle l’avait connu encore jeune fille, mais alors elle avait épousé Papa tandis que le coiffeur était resté célibataire, et, finalement, voilà, c’était le destin… Mme Donzert vendrait le salon de coiffure et déménagerait, à Paris.

— Et qu’est-ce que je vais devenir, moi ? dit Martine, plus tard, quand elles étaient toutes les trois installées autour de la tarte brûlante. Elle se remit à pleurer. Mme Donzert allait vendre… Plus de salon de coiffure, de shampooing, plus de radio, plus de M’man Donzert et de Cécile !

— Martine, cesse de pleurer ! J’irai voir ta mère et si elle te laisse partir, je t’emmène avec nous. Martine, ma chérie mais ne pleure donc pas comme ça ! Il n’y a rien de fait[56], voyons ! Viens, on va déballer ensemble les surprises…

M’man Donzert était comme ça, pas tellement tendre, mais attentive et efficace : ces jupes qu’elle avait apportées de Paris, elle savait bien qu’elles allaient distraire les petites malgré l’émotion… M’man Donzert les laissa à tourner devant l’armoire à glace, elle avait besoin de s’étendre un peu se reposer après les fatigues de Paris, les émotions…

VII. L’ÉCHANTILLON DU RÊVE

Parfumés, aérés, silencieux, capitonnés, polis, aimables, souriants, fleuris, étaient les salons de l’Institut de Beauté. Les femmes sorties des mains des masseuses, manucures, coiffeurs étaient comme repeintes à neuf. Martine, manucure, était au cœur même de son idéal de beauté, elle vivait à l’intérieur des pages satinées d’un magazine de luxe. L’Institut de Beauté était la pierre précieuse tombée au centre de Paris et qui faisait des ronds de plus en plus larges, de plus en plus faibles, pour s’effacer dans les faubourgs où son étincellement n’avait pas cours[57].

Martine avait appris très vite à se retrouver à Paris, elle était devenue une Parisienne, y cherchant, y trouvant ce qu’elle cherchait : le neuf, le brillant, le poli, le tout à fait propre. Martine disait qu’elle aimait l’impeccable. Impeccable, surtout, était le mot qu’elle employait souvent.

Martine elle-même était impeccable. L’Institut de Beauté habillait ses employées de bleu ciel, des blouses que l’on changeait tous les jours, et tout le personnel féminin portait des chaussures blanches sur de hautes semelles de liège. Les cheveux de Martine se prêtaient à toutes les coiffures, et c’était elle-même qui soignait ses ongles. L’Institut avait des liens avec une maison de couture, Martine apprit à acheter en solde[58], elle avait la « taille mannequin » et sa jeunesse, sa beauté facilitaient les choses, chacun était content de la rendre plus belle encore : tout lui allait, à cette Martine ! A la voir passer dans la rue, c’était la Parisienne elle-même. Dans ce Paris, il ne marquait à Martine qu’une seule chose : la présence de Daniel. Ici, à Paris, il n’y avait plus rien, aucun espoir, comme la mort. Elle ne pouvait même plus retourner au village, les choses s’étant très mal passées avec sa mère quand Martine était venue lui dire qu’elle voulait partir avec M’man Donzert à Paris, pour toujours. La Marie s’en était allée crier des malédictions sous les fenêtres de M’man Donzert, et Martine étant mineure, il lui aurait fallu se résigner à rester au village… La nuit qui avait suivi la terrible scène devant le salon de coiffure, Martine était rentrée à la cabane : sa mère dormait… elle l’avait secouée : « Je te préviens, dit-elle, je viendrai me pendre ici — et elle montrait le gros crochet de la lampe à pétrole — et je laisserai une lettre que c’est toi qui m’as acculée à cette extrémité[59]… Parce que jamais, tu m’entends, jamais, je ne reviendrai vivre dans cette cabane… » Marie s’est mise à pleurer d’une petite voix fine ; Martine attendait. « Va, dit enfin Marie, va fille dénaturée, mais ne t’avise pas de te montrer dans les parages… » Elle ne pouvait pas revenir au pays dans ces conditions.

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54

On ne lui en tenait pas rigueur — ее за это не корили.

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55

elle y apprendrait les soins de beauté — она научится ухаживать за лицом.

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56

il n’y a rien de fait — пока еще ничего не случилось.

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57

son étincellement n’avait pas cours — его блеск (роскошь) там не имел(а) значения.

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58

acheter en solde — покупать по сниженным ценам.

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59

c’est toi qui m’as acculée à cette extrémité — это ты довела меня до такой крайности.